États-Unis également. Chacun d'eux disposait à la fois
d'un nom vietnamien et d'un nom américain, et s'en
trouvait bien. Ainsi l'aînée de Ton, légalement prénommée Mary Rebecca, était-elle aussi Thu-Ha. Les enfants
s'appelaient par leurs noms vietnamiens quand ils
étaient en compagnie de leurs grand-parents ou d'autres
adultes traditionalistes, et par leurs noms américains
avec des amis de leur âge; avec leurs parents, ils utilisaient l'un ou l'autre prénom selon les circonstances, et
aucun d'eux ne semblait souffrir de crise d'identité.
Outre sa difficulté lancinante à se définir par rapport
à ses frères d'une façon satisfaisante, Tommy avait un
autre sujet de préoccupation qui prenait les proportions
d'une crise: il souffrait de ne pas avoir de progéniture.
Aux yeux de sa mère, bien plus qu'une crise, c'était une
tragédie. Ses parents appartenaient encore assez à
l'ancien monde pour voir dans la venue d'un enfant non
le fait du hasard ou d'une réelle volonté, mais essentiellement une richesse et une bénédiction. Pour eux,
plus une famille s'agrandissait, meilleures étaient ses
chances de survivre au bouleversement du monde et de
s'assurer la réussite. A trente ans, célibataire sans
enfants et sans autre perspectiVe que de réussir sa carrière de romancier avec les aventures simplistes d'un
détective intoxiqué de whisky, Tommy détruisait peu à
peu le rêve de ses parents d'un empire Phan toujours en
expansion, où le grand nombre était gage de sécurité.
Son frère Ton, qui avait seize ans lors de leur fuite du
Viêt-nam, était resté suffisamment pétri des idées de
l'ancien monde pour partager quelques-unes des frustrations que nourrissaient les aînés des Phan au sujet de
Tommy. Ton et Tommy s'entendaient plutôt bien, mais
n'avaient jamais eu entre eux cette sorte d'amitié qui lie
parfois les frères. Gi, en revanche, bien que plus âgé de
six ans, était pour Tommy non seulement un frère, mais
un ami et un confident - ou du moins il l'avait été par le
passé. Si quelqu'un en ce monde pouvait écouter d'une
oreille attentive son histoire de poupée diabolique,
c'était bien lui.
Il traversait la route de San Juaquin, à un kilomètre
environ de la grande avenue côtière. Concentré sur le
choix du meilleur itinéraire à prendre pour gagner, au
nord, Garden Grove, où Gi dirigeait l'équipe de nuit de
la boulangerie familiale, il ne réagit pas Immédiatement
au bruit inhabituel qui venait du compartiment moteur.
Quand il le remarqua enfin, il s'aperçut qu'il l'entendait
depuis une minute ou deux sans en avoir pris réellement
conscience. Sous le grincement monotone des essuieglaces c'était un très léger cliquetis, un grattement
étouffë de métal frottant sur du métal.
Tommy avait fini par se réchauffer. Il coupa le chauffage afin de mieux entendre ce petit bruit. Sourcils froncés, il se pencha sur le volant, tendit l'oreille.
Le bruit persistait, faible mais intrigant. Il crut y déceler quelque chose d'industrieux.
Une vibration suspecte s'empara du plancher. Le
bruit gardait la même intensité, mais la vibration augmenta.
Il jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur. Personne ne
le suivant de près, il leva le pied. Sa vitesse passa progressivement de quatre-vingt-dix à soixante kilomètres
à l'heure, mais le bruit ne diminua pas pour autant, il
continua sur le même registre.
De ce côté de la route, l'accotement était étroit et en
pente, et se prolongeait par un espace noir qui pouvait
être une ravine. Tommy ne tenait pas à s'y arrêter dans
les conditions de visibilité dues à l'averse. La bibliothèque de Newport Beach se dressait toute proche,
apparemment déserte à cette heure. Plus loin, dans le
rideau mouvant de pluie, se dessinaient vaguement les
lumières des tours de bureaux et d'hôtels de Fashion
Island; mais, dans cette partie résidentielle et commerciale, le boulevard MacArthur n'avait du boulevard que
le nom, puisqu'il ne comportait ni trottoirs ni lampadaires. Tommy n'était pas certain de trouver une place
convenable où il puisse se garer sans risque d'être au
minimum heurté par un véhicule.
Subitement le bruit cessa. La vibration également. La
Corvette poursuivit sa route en ronronnant, avec
l'aisance de la machine de rêve qu'elle était censée être.
Il appuya un peu sur l'accélérateur, pour voir. Ni cliquetis ni grattement ne se firent entendre. Tommy se
réadossa à son siège en laissant aller sa respiration,
quelque peu soulagé mais encore soucieux.
De l'intérieur du capot monta alors le violent claquement du métal qui se casse sous une tension insupportable.
Le volant se mit à vibrer dans les mains de Tommy et
la voiture dévia fortement sur la gauche.
Oh, mon Dieu! "
En sens inverse les véhicules abordaient une montée.
Deux voitures et un van. Ils n'allaient pas aussi vite sous
cette pluie qu'ils l'auraient fait par temps sec, mais ils
arrivaient tout de même trop vite.
Des deux mains, Tommy tira le volant vers la droite.
La voiture répondit, mais paresseusement.
Les conducteurs venant d'en face se mirent à serrer à
droite en le voyant franchir la ligne médiane. Tous ne
pourraient pas l'éviter, car ils étaient limités par un mur
de béton entourant un ensemble résidentiel.
Immédiatement après ce claquement dramatique
s'éleva un fracas brinquebalant de métal désarticulé qui
tourna aussitôt à la cacophonie.
Tommy résista au réflexe puissant d'écraser son frein,
qui aurait sans doute entraîné la Corvette dans un têteà-queue mortel, et s'obligea à freiner progressivement
de façon judicieuse. Il aurait aussi bien pu céder à son
impulsion, parce que la pédale ne répondait plus.
Il n'avait plus de freins. Plus de freins du tout.
Et l'accélérateur paraissait bloqué. La voiture prenait
de la vitesse d'instant en instant.
" Non ! Oh, mon Dieu, non ! "
Il mit tant de force à redresser le volant qu'il crut se
démettre les épaules. La voiture changea brusquement
de trajectoire pour revenir sur la file de droite.
En face, les appels de phares frénétiques des conducteurs disaient assez la panique qu'ils éprouvaient.
Ce fut alors au tour du volant de l'abandonner. Il
tournoyait librement entre ses mains douloureuses, sans
aucun effet.
La Corvette fort heureusement n'obliquait plus vers
la gauche et les véhicules venant en sens inverse. Elle
sortit en trombe de la route monta sur le bas-côté dans
une gerbe de gravier crépitant contre le châssis.
Le volant tournait comme une toupie. Tommy le
lâcha avant d'avoir les paumes brûlées par la friction. Il
se protégea le visage de ses mains.
La voiture écrasa un panneau départemental de
petite taille, traversa telle une fusée l'accotement
d'herbes hautes et de broussailles, le quitta plus loin
dans un bond en vol plané. Le moteur emballé protestait en hurlant, exigeait l'accélération.
Une idée délirante s'empara de Tommy: la Corvette
allait décoller comme un avion, au lieu de tomber, elle
allait s'élever, prendre un élan gracieux par-dessus les
palmiers plantés à l'intersection du boulevard MacArthur et de la grande-route côtière, survoler les commerces
et les habitations des derniers immeubles bordant la côte
franchir au-dessus des eaux noires du Pacifique la zone
tumultueuse de pluie d'orage et, entre la masse ténébreuse des nuages et l'éternité des étoiles, planer enfin
très haut dans la paix infinie du silence... Cette terre làbas, si loin à l'ouest mais qui se rapprochait, c'était le
Japon. Juché sur sa montagne dépourvue de moteur, Tien
Thaï, le génie de la médecine, survolait bien le monde !
Pourquoi pas lui dans une Corvette de trois cents chevaux
à cinq mille tours minute ?
Il était presque à la fin du boulevard MacArthur.
Cinq cents mètres avant, la perte de contrôle eût été
beaucoup plus catastrophique. Projetée hors de l'accotement selon un certain angle, la voiture s'inclina légèrement à droite durant son vol plané, et percuta le sol
du côté passager, sur les pneus dont l'un explosa.
La sangle de sa ceinture enserra brutalement le torse
de Tommy, qui en eut le souffle coupé. Ses mâchoires
claquèrent avec force. Jusqu'à cette seconde il n'avait
pas eu conscience d'avoir la bouche grande ouverte peut-être criait-il?
Le moteur cessa lui aussi de hurler sous l'impact, et
Tommy entendit un cri singulier qu'il connaissait bien:
le glapissement suraigu du diablotin. Il venait des
conduits de chauffage communiquant avec le compartiment moteur. C'était un cri de jubilation.
Dans un fracas infernal de ferraille martyrisée comme
par un tremblement de terre, la voiture de sport entama
un tonneau. Le verre feuilleté du pare-brise implosa
sans dommage en une infinité de craquelures. La Corvette roula sur elle-même. Toutes les vitres se brisèrent,
le capot se déforma dans un crissement insupportable,
fut sur le point de s'arracher, et finalement se fendit
s'écrasa et s'amalgama au moteur tandis que la voiture
faisait un deuxième tonneau.
Elle n'avait plus qu'un phare en s'immobilisant enfin
sur le flanc droit, après deux tonneaux et demi, ou peutêtre trois, Tommy n'aurait pu le dire. Il ne savait plus
où il en était, se sentait oppressé et étourdi comme au
sortir de montagnes russes.
Son siège se trouvait à l'emplacement normal du toit.
Seule la ceinture de sécurité l'avait empêché de tomber
sur la portière du passager, là où reposait le véhicule.
Dans l'accalmie relative qui suivit le choc, il perçut
une foule de sons derrière le souffle précipité de sa
propre respiration: le cliquettement des pièces surchauffées du moteur, le tintement des éclats de verre
qui tombaient, le sifflet du liquide de refroidissement
sous pression s'échappant d'un tube perforé, la pluie
tambourinant sur la carcasse de tôle.
Mais de la part du diablotin, rien.
Inutile néanmoins de se bercer de l'espoir qu'il avait
péri dans l'accident. Il était à coup sûr en pleine forme
occupé à se dégager des débris tordus pour venir
jusqu'à sa proie. Il pouvait surgir à tout moment d'une
grille de ventilateur, grimper le long du cadre de ferraille vide de son pare-brise; prisonnier de sa voiture
sinistrée, lui-même ne serait pas en mesure de sortir
assez vite pour lui échapper.
L'odeur astringente l'alerta. Le vent aigre venait de
lui apporter les émanations qu'il redoutait le plus de
sentir: celles des vapeurs d'essence, si concentrees qu'il
suffoqua un bref instant.
La batterie n'était pas déchargée. La possibilité d'un
court-circuit, d'une étincelle, existait bel et bien.
A tout prendre, que préférait-il? Avoir la carotide
ouverte et les yeux arrachés par une créature sifflante
ou finir immolé dans la voiture de ses rêves le jour
même de son achat ? James Dean, lui, avait quand
même profité de sa Porsche Spyder pendant neuf jours
avant de se tuer à son bord.
Malgré le vertige qu'il ressentait, Tommy trouva le
bouton permettant de déboucler la ceinture. En se retenant au volant pour éviter de tomber, il se débarrassa
des courroies. Puis il repéra la poignée de la porte, qui
semblait encore en état de fonctionner. Mais la serrure
devait être gauchie ou la portière voilée; les efforts de
Tommy pour l'ouvrir restèrent vains.
De son côté, la vitre s'était brisée sous le choc, il n'en
restait pas un seul fragment. Il recevait d'ailleurs toute
la pluie qui se déversait par l'ouverture béante.
Il fallait dégager ses jambes du tableau de bord, se
contorsionner pour venir prendre appui entre les deux
sièges, à l'endroit du levier de vitesse. Cela fait, il passa
la tête par la vitre, puis les épaules et les bras, et se hissa
hors de la carcasse. Il roula de côté, se reçut dans
l'herbe drue et brune gorgée de pluie, dans l'eau froide
d'une flaque boueuse.
La puanteur de l'essence était plus puissante que
jamais.
Il se releva en titubant, et vit que la voiture avait
roulé dans un terrain nu, site d'un futur centre commercial à l'angle très convoité du boulevard MacArthur et
de la grande avenue côtière. Ces dernières années, ce
terrain avait accueilli de façon régulière l'arbre de Noël
de décembre ou les citrouilles de Halloween plus qu'il
n'avait répondu à sa vocation commerciale. C'était une
chance folle que novembre n'en soit qu'à son début: la
voiture avait atterri dans un champ vide au lieu de faire
irruption dans une fête, au milieu des familles en liesse.
Il regardait le dessous de la Corvette couchée sur le
flanc. Des entrailles mécaniques de la machine monta
un cri aigu, un cri qui exprimait un besoin furieux.
Tommy recula, trébucha dans une autre flaque d'eau
où il manqua tomber à la renverse.
Le cri perçant s'acheva en un grondement féroce suivi
d'un grognement appliqué. Le démon grattait, tapait
tirait. Le métal grinçait contre le métal. Tommy l'imaginait très bien pris au piège des débris enchevêtrés, provisoirement au moins, luttant de toutes ses forces pour
se libérer.
La carrosserie en fibre de verre de la Corvette n'était
plus qu'un amas de ferraille. La voiture de ses rêves
était en miettes. Il avait eu de la chance d'en sortir
indemne. Demain matin, naturellement, il ressentirait
des courbatures et un tas d'autres petites misères - à
condition qu'il vive jusque-là, bien sûr.
Dernière limite l'aurore.
Tic-tac.
De façon absurde, il s'interrogea sur le coût horaire
de sa brève acquisition. Sept mille dollars, huit mille ? Il
consulta sa montre, chercha à évaluer le nombre
d'heures passées depuis son achat depuis qu'on lui
avait tendu les clefs. Après tout, queile importance ? Ce
n'était qu'une question d'argent.
L'important, c'était qu'il reste en vie.
Tic-tac.
Il fallait partir. Ne pas rester là sans bouger.
Il contourna la voiture renversée, passa dans le rayon
lumineux du seul phare fonctionnant encore. Il ne
voyait pas davantage la partie du moteur à laquelle le
capot s'était amalgamé, mais il entendait les coups frénétiques que le démon lançait contre les parois de sa
prison.
" Meurs donc, va au diable ! " cria-t-il.
Quelqu'un appela au loin.
Dans un effort pour dissiper tout à fait son impression persistante de vertige, Tommy secoua la tête, cligna
des yeux sous la pluie. Deux voitures s'étaient arrêtées
le long du boulevard MacArthur en direction du sud
près de l'endroit où il était sorti de la route.
Un homme muni d'une torche était monté sur l'accotement, à quatre-vingts mètres environ. Il appela
encore, en vain: le sens de ses paroles se perdit dans le
vent.
Les véhicules ralentissaient. Quelques-uns s'étaient
même rangés sur le bord de l'avenue côtière, mais
aucun conducteur ne se montrait jusqu'à présent.
L'homme à la torche commença à descendre de
l'accotement; il venait proposer son aide.
Tommy leva le bras et l'agita vigoureusement. Vite
qu'il vienne vite ! Qu'il vienne écouter les glapissements
du démon prisonnier de la carrosserie défoncée, qu'il
voie de ses yeux ce phénomène insensé s'il parvenait à
se libérer, qu'il crie au prodige, qu'il en soit témoin !
L'essence, qui s'était évidemment écoulée sous
l'épave de la Corvette, s'enflamma à ce moment précis.
Des flammes bleu et orangé jaillirent dans la nuit, réduisant la pluie qui tombait à l'état de vapeur d'eau.
L'embrasement fit à Tommy l'effet d'une gifle monstrueuse qui l'atteindrait en plein visage. Il chancela sous
le coup, recula. Il n'y avait pas eu d'explosion, mais la
chaleur était si intense qu'il aurait certainement pris feu
sur-le-champ si ses vêtements et ses cheveux n'avaient
été trempés.
Un couinement tout à fait étrange s'éleva de dessous
le capot.
Au pied du talus, le bon Samaritain s'était immobilisé, interdit à la vue du feu.
"Vite! Dépêchez-vous!" s'égosilla Tommy, sachant
que le mugissement du vent et de la pluie empêchait
l'homme à la torche de l'entendre, ou d'entendre le
démon.
Un grondement, un craquement formidable d'os qui
se brise, et le capot en flammes explosa, libérant le blocmoteur. Il roula en crachant des étincelles et de la
fumée, passa devant Tommy et s'envola avec un grand
fracas vers la rangée de palmiers du carrefour.
Comme un génie maléfique se libère d'une lampe, le
diablotin s'élança hors du brasier et sauta sur ses pieds
dans la boue, à quelques mètres de Tommy. Il était la
proie des flammes, mais le manteau mouvant de feu qui
avait remplacé ses haillons de toile ne semblait nullement le gêner.
Il ne poussait plus ses cris de rage aveugle; apparemment, le feu le mettait dans un état de grande euphorie.
Les bras levés par-dessus la tête en une attitude de joie
évidente, tanguant un peu comme dans un transport de
ravissement, il ne prêtait aucune attention à Tommy. Il
contemplait ses mains couronnées de flammes bleues,
telles les chandelles de quelque sombre autel.
Il a grandi ", murmura Tommy, incrédule.
Cela ne faisait aucun doute. La poupée déposée sur
son seuil avait environ vingt-cinq centimètres de haut.
Le démon qui oscillait voluptueusement sous ses yeux
ne devait pas mesurer loin de cinquante centimètres.
pratiquement le double de la taille qu'il avait la dernière fois que Tommy l'avait vu, traversant à toute
vitesse son entrée pour aller provoquer un court-circuit
dans le séjour. En outre, ses bras et ses jambes s'étaient
épaissis, son corps s'était alourdi.
Les flammes empêchaient Tommy de distinguer les
détails de son anatomie; il croyait cependant discerner
le long de sa colonne vertébrale des protubérances
hérissées de fortes pointes qui ne s'y trouvaient pas
auparavant. Le dos semblait plus voûté que précédemment, les mains plus larges, disproportionnées par rapport à la longueur des bras, autant qu'il pouvait en
juger. Peut-être percevait-il mal ces détails, mais il ne
pouvait se tromper quant au changement de taille de
cette créature.
Il s'attendait à voir le diablotin se consumer dans les
flammes et s'effondrer. Le spectacle de sa pleine forme
le fascinait dangereusement.
" C'est complètement fou ", marmonna-t-il.
La pluie captait la lumière du brasier, la renvoyait
vers les flaques éparses qui étincelaient sur le sol.
L'ombre frétillante du diablotin s'y reflétait aussi.
Comment avait-il pu grandir aussi rapidement? Et
grossir autant, sans s'alimenter? Une telle croissance
exigeait un régime approprié.
Qu'avait-il mangé?
Le bon Samaritain se rapprochait derrière le rayon
sautillant de sa torche. Il était encore à plus de soixante
mètres. La Corvette en feu lui masquait la vue du
démon. Il ne le verrait qu'en arrivant aux côtés de
Tommy.
Qu'avait-il donc mangé?
Etait-ce une illusion d'optique? On aurait pu croire
que le démon s'élargissait à mesure que les flammes le
dévoraient.
Fuir. Fuir de toute urgence. Tommy commença à
reculer. Lentement, car il craignait de lui tourner le dos
pour partir en courant. Tout mouvement précipité de sa
part risquait de rompre la contemplation extatique du
démon, et de lui rappeler que sa proie était à portée de
main.
L'homme à la torche n'était plus qu'à quarante
mètres environ. De forte constitution, il portait un
imperméable à capuche qui flottait derrière lui. Il marchait pesamment en évitant les flaques, glissait dans la
boue. Son allure évoquait un peu celle d'un moine vêtu
de sa coule.
Tommy eut peur soudain pour la vie du Samaritain. Il
avait d'abord souhaité avoir un témoin, quand il pensait
que le diablotin allait périr dans la fournaise. A présent,
il sentait que ce démon ne tolérerait aucun témoin.
Il allait crier à l'étranger de rester à l'écart, au risque
d'attirer l'attention de l'ennemi, quand le destin en
décida autrement. Un coup de feu retentit dans la nuit,
suivi d'un deuxième puis d'un troisième.
L'étranger avait évidemment reconnu la nature de la
détonation. Il s'arrêta en dérapant dans la boue. A
trente mètres, avec l'écran de la carcasse embrasée, il
pouvait très bien n'avoir pas aperçu le démon.
Un quatrième coup partit, un cinquième.
Dans sa lutte désespérée pour sortir de la voiture
après l'accident, Tommy avait oublié le pistolet. Il
aurait de toute façon été incapable de le retrouver.
C'était la chaleur intense qui faisait exploser ainsi les
munitions.
Cela lui rappela qu'il ne disposait même plus de la
protection, si minime fût-elle, de son arme. Il cessa de
reculer, tremblant, ne sachant que décider. Il avait beau
être trempé par l'orage, sa bouche était aussi sèche que
le sable d'une plage sous le soleil d'août. Comme si la
pluie instillait en lui la peur, une peur panique, dévorante, qui lui brûlait les yeux, le front, toutes les articulations.
Il fit volte-face et se sauva à toutes jambes.
Il ne savait pas où il allait, il ne savait pas s'il y avait
même un espoir de s'échapper. L'instinct le plus élémentaire de survie le poussait. Peut-être parviendrait-il
à distancer un instant le diablotin, mais pourrait-il rester
hors de son atteinte durant les six ou sept heures à
venir, jusqu'à l'aurore? Il n'y croyait guère.
Son ennemi grandissait. Il redoublait de force.
Il devenait un prédateur encore plus formidable.
Tic-tac
La boue collait aux chaussures de sport de Tommy. Il
se prit les pieds dans un fouillis de ronces et d'herbes
sèches et faillit tomber. Une feuille de palmier arrachée
par le vent, telle la plume d'un oiseau gigantesque, lui
cingla le visage dans son vol tourbillonnant. La nature
elle-même semblait se liguer contre lui avec le diablotin.
Tic-tac
Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. L'incendie de la Corvette, toujours très clair dans la nuit, diminuait sensiblement d'ardeur. Le brasier plus modeste du
démon qui brûlait baissait plus vite encore, mais il
demeurait en extase et ne songeait pas pour l'instant à
lui donner la chasse.
Dernière limite l'aurore.
Le lever de soleil du lendemain. L'idée s'attarda quelques secondes de ce côté-ci de l'éternité.
Pratiquement arrivé à la rue, Tommy osa jeter un
coup d'oeil à travers les rideaux grisâtres de la pluie. Le
diablotin flambait toujours, mais de façon intermittente.
Apparemment, la plus grande partie de l'essence qui
avait imbibé sa chair avait brûlé. Les flammes jaunes
qui s'obstinaient-des flammèches, plutôt - permettaient tout juste à Tommy de ne pas le perdre de vue. Il
sut ainsi qu'il se remettait en mouvement, et qu'il reprenait sa poursuite. Moins vite qu'auparavant peut-être,
parce que encore grisé du plaisir de l'incendie. Il se rapprochait néanmoins.
Tommy avait traversé le terrain vague en diagonale.
A l'angle de l'avenue côtière, il glissa sur les derniers
mètres de terre bourbeuse comme un patineur sur un
étang gelé, trébucha sur la bordure du trottoir et plongea jusqu'à mi-mollet dans l'eau qui inondait le caniveau au carrefour.
Un avertisseur meugla, des freins crissèrent.
Il n'avait pas pris garde à la circulation, occupé qu'il
était à surveiller le démon puis le terrain semé
d'embûches devant lui. Sous ses yeux ébahis, un van de
marque Ford se matérialisa soudain comme par magie.
Un véhicule ahurissant qui semblait surgi d'une autre
dimension, entièrement repeint d'une profusion de couleurs éclatantes, du jaune, du rouge, de l'orange, du
noir, du vert aussi, et de l'or. Il s'arrêta en tanguant sur
ses ressorts une fraction de seconde avant de toucher
Tommy, qui, emporté par son élan, se jeta sur l'aile
rebondit et alla tomber juste devant la camionnette.
Il se redressa aussitôt en prenant appui sur le parechocs.
L'extravagante décoration de la carrosserie n'était
pas d'esprit psychédélique, comme il l'avait cru au premier abord. Elle se proposait de transformer le van en
un juke-box de style Art déco. Gazelles bondissantes
sur feuillages de palmier stylisés, ruisseaux roulant de
lumineuses bulles argentées sur fond noir lustré, ou des
bulles dorées plus lumineuses encore sur fond rouge de
laque chinoise. La portière du conducteur s'ouvrit, et la
nuit se mit à danser avec le grand orchestre de Benny
Goodman jouant One O'clock Jump.
Tommy se relevait quand le conducteur apparut près
de lui. Une jeune femme tout en blanc, chaussures
comprises - uniforme d'infirmière, peut-être? - sous
une veste de cuir noir.
"Dites, tout va bien?
- Ça va, souffla Tommy.
- Vous êtes sûr que ça va?
- Oui, oui, laissez-moi. "
Il loucha sur le terrain vague balayé de pluie.
Le diablotin ne brûlait plus. A la seule lueur des feux
rouges du van, Tommy ne pouvait pas le repérer. Il
savait seulement qu'il réduisait l'espace qui les séparait,
lentement, mais sûrement.
" Partez, dit-il à la jeune femme avec un geste
éloquent de la main.
- Mais vous êtes peut-être...
- Partez, vite.
- ... blessé. Je ne peux pas vous...
- Fichez le camp! " clama-t-il, anxieux à l'idée
qu'elle allait se trouver prise au piège entre le démon et
lui.
Il la repoussa. Il allait traverser les six voies de l'avenue côtière. Personne n'y roulait pour le moment,
seules quelques voitures s'étaient garées quelques
immeubles plus loin. Leurs conducteurs regardaient
brûler la Corvette.
Elle refusait de le lâcher.
"C'était votre voiture, là-bas?
- Seigneur, au secours, il arrive !
- Qui arrive?
- Lui! Ce... cet...
- Qui?
- Lui ! cria-t-il en se débattant pour se dégager.
- C'était votre nouvelle Corvette ? " demanda-t-elle.
Il s'aperçut qu'il la connaissait. La serveuse blonde
qui lui avait servi ses cheeseburgers-frites au début de la
soirée. Le restaurant se trouvait de l'autre côté de l'avenue. Il avait fermé à cette heure. Elle rentrait donc chez
elle.
Tommy retrouva la sensation très perturbante de
s'engager sur le toboggan du destin qui l'emmènerait à
une vitesse vertigineuse vers un sort incompréhensible.
" Vous devriez voir un docteur ", insista-t-elle.
Comment échapper à sa sollicitude?
Le démon allait arriver. Il ne supporterait pas la présence d'un témoin.
Cinquante centimètres de haut, peut-être plus. Une
crête hérissée de pointes tout au long du dos. Des
griffes plus grandes, des dents plus fortes. Il lui ouvrirait
la gorge, il lui déchirerait le visage.
Une gorge si tendre, un visage aussi adorable.
Pas le temps d'argumenter avec elle.
" D'accord, un docteur, c'est ça. Emmenez-moi. "
Le soutenant sous le bras comme un vieillard cacochyme, elle fit mine de le conduire à petits pas jusqu'à la
portière du passager, la plus proche du terrain vague.
Il se dégagea soudain d'une secousse.
" Faites démarrer votre fichue machine ! " s'emportat-il, et il alla à la portière qu'il ouvrit brutalement.
Elle restait pétrifiée devant son véhicule, stupéfaite
de cet accès d'humeur.
" Décidez-vous ou nous allons mourir tous les deux ! "
cria-t-il, au comble de l'énervement.
Il jeta un regard vers le terrain vague, sûr que le diablotin allait jaillir de l'obscurité et bondir sur lui.
Voyant qu'il n'était pas encore là, il grimpa dans la
Ford.
La jeune femme se glissa sur son siège et claqua sa
portière un instant après Tommy. Elle éteignit la
musique de Benny Goodman pour questionner:
" Que s'est-il passé là-bas? Je vous ai vu sortir du
boulevard MacArthur comme un fou et...
- Vous êtes sourde, ou idiote, ou les deux ? s'égosillat-il. Il faut partir d'ici tout de suite!
- Vous n'avez pas le droit de me parler de cette
façon ", répondit-elle avec calme, une étincelle de
colère au fond de ses yeux de cristal bleu.
Tommy bredouilla vaguement quelque chose. La tension extrême le laissait sans voix.
" Même si vous êtes énervé et mal en point, vous ne
pouvez pas me parler ainsi. Ce n'est pas gentil. "
Par sa vitre, il inspecta encore le terrain.
" Je ne peux pas supporter la grossièreté ", ditelle.
Il s'appliqua à se maîtriser.
" Je suis désolé, articulat-il.
- Vous n'avez pas l'air désolé.
- Si, si, je vous assure.
- En tout cas, cela ne se voit pas. "
Et s'il la tuait tout de suite au lieu d'attendre que le
diablotin s'en charge?
" Je suis sincèrement désolé, dit-il.
- Vraiment?
- Vraiment, vraiment désolé.
- Ah ! c'est mieux.
- Pouvez-vous me conduire à l'hôpital, pria-t-il pour
la faire démarrer enfin.
- Oui, bien sûr.
- Merci.
- Mettez votre ceinture.
- Comment?
- C'est la loi. "
La pluie collait quelques mèches à ses joues et donnait à ses cheveux blonds une nuance de miel sombre.
Son uniforme était complètement détrempé. Tommy se
souvint qu'elle avait éveillé un certain trouble en lui.
Il obtempéra, déroula la ceinture et l'attacha en insistant le plus patiemment possible:
" Allons-y, je vous en prie, miss, vite, vous ne
comprenez pas ce qui se joue ici...
- Alors expliquez-moi. Je ne suis pas
idiote. "
Devant l'absurdité complète de l'aventure, il lui fallut
un instant pour trouver ses mots. Puis ils affluèrent tous
à la fois, ils se bousculèrent, et il haleta, au bord de la
crise de nerfs:
" C'est ce truc, cette poupée à ma porte, les points
ont craqué et il avait un vrai oeil, vert, et une queue de
rat et il m'a sauté sur la tête de derrière le rideau et ...
les balles ne lui font rien, il les mange au petit déjeuner,
pas de chance, et en plus il est intelligent, et il grandit
et ...
- Qui grandit ? "
Le sentiment de frustration le poussa encore une fois
dangereusement à la limite de l'impolitesse.
" Mais lui, lui ! cria-t-il. Le petit monstre moitié poupée moitié serpent qui court comme un rat ! Il grandit !
- Le petit monstre moitié poupée moitié serpent qui
court comme un rat, répéta-t-elle en le couvrant d'un
regard suspicieux.
- Oui ! " s'écria-t-il, exaspéré.
Un choc sourd et mouillé contre la vitre. Le diablotin
poussa son cri strident à quelques centimètres de la tête
de Tommy qui hurla.
" Merde alors! " dit la jeune femme.
Le diablotin avait grandi, c'était incontestable, mais il
avait aussi changé de forme, et pris un aspect moins
humanoïde que sous son avatar précédent. Sa tête
s'était hideusement déformée en devenant beaucoup
plus large, ses yeux verts flamboyants s'étaient exorbités
sous des arcades sourcilières irrégulièrement proéminentes.
La serveuse desserra le frein à main.
" Délogez-le de la fenêtre.
- Je ne peux pas.
- Délogez-le de la fenêtre !
- Et comment, dites-le-moi? "
Le diablotin possédait encore des mains, dont les cinq
doigts palmés évoquaient des tentacules d'une pieuvre.
Il adhérait à la vitre au moyen des ventouses blanchâtres qu'il avait aux mains et aux pieds.
Tommy n'avait nullement l'intention de baisser la
vitre pour tenter de lui faire lâcher prise. Il n'en était
pas question.
La blonde passa en première. Elle écrasa l'accélérateur avec assez d'énergie pour propulser le van aux
confins de la galaxie en un clin d'oeil.
Le moteur protesta en hurlant plus fort que le
monstre, les pneus patinèrent furieusement sur
l'asphalte glissant, et la Ford ne gagna pas la galaxie ni
même le pâté d'immeubles voisin, mais demeura sur
place en soulevant des quatre roues de grandes gerbes
d'eau boueuse.
Le démon ouvrit une bouche béante. Il darda sa
langue noire et luisante. Ses dents noires claquèrent sur
la vitre.
Les pneus trouvèrent enfin un point d'appui, le van
bondit vers l'avant.
" Ne le laissez pas entrer, implora-t-elle.
- Pourquoi le ferais-je?
- Ne le laissez surtout pas.
- Vous me prenez pour un fou? "
A la vitesse d'une fusée, la Ford prit la route côtière
en direction du nord. L'accélération fut telle que
Tommy pensa aux astronautes dont le visage se
déforme durant le lancement de leur navette. La pluie
crépitait sur le pare-brise avec le bruit d'une mitraillette, mais rien ne décourageait le diablotin qui restait
collé à la vitre.
" Il essaie d'entrer, ditelle.
- Oui.
- Que veut-il?
- Moi, dit Tommy.
- Mais pourquoi?
- J'ai dû le vexer, j'ignore comment. "
Noire mouchetée de jaune, la chose pressait sur le
carreau un ventre uniformément jaune, d'un jaune malsain purulent. Une fente ouvrit de bas en haut la paroi
de l'abdomen, et un paquet de tubes glissa de ses
entrailles, frétillant de manière obscène. Ces tubes
étaient pourvus de bouches semblables à des ventouses
par lesquelles ils se fixèrent à la fenêtre.
La pénombre du van ne permettait pas de suivre en
détail ce qui se passait. Tommy vit que le verre
commençait à fumer.
" Aie aie aïe, soupira-t-il.
- Quoi?
- La vitre. Ce truc la brûle.
- La brûle ?
- La ronge, quoi !
- Quel truc?
- De l'acide. "
Freinant à peine, elle quitta l'avenue pour tourner
abruptement à droite vers l'entrée du club de loisirs de
Newport Beach. Le van pencha sévèrement à droite, la
force centrifuge projeta Tommy contre la portière, lui
pressa le visage sur la vitre que faisaient fumer les
entrailles frétillantes du démon.
"Où allez-vous?
- Club de loisirs, ditelle.
- Pour quoi faire?
- Camion ", ditelle.
Sur le parking elle vira sèchement à gauche, ce qui
écarta Tommy de la vitre en cours de dissolution.
A cette heure tardive, le parking était pratiquement
désert. Parmi les rares véhicules garés sur place figurait
un camion de livraison.
Elle mit le cap droit sur l'arrière du camion, et accéléra.
" Que faites-vous ? demanda-t-il.
- Je détache. "
Au tout dernier moment, elle évita le camion d'un
crochet à gauche. A pleine vitesse, le van passa si près
du poids lourd que son rétroviseur latéral s'arracha,
ainsi que la composition picturale élaborée qui recouvrait son aile. Des étincelles jaillirent du métal torturé;
le diablotin se trouvait écrasé entre la vitre du van et le
flanc du gros camion.
Le côté de la Ford était enfoncé, mais le diablotin
tenait bon, plus solide apparemment que la carrosserie
- jusqu'au moment où ses ventouses lâchèrent d'un seul
coup, dans un bruit caractéristique que Tommy entendit
par-dessus tous les autres. Le carreau explosa; sous
l'avalanche de verre brisé, il se dit avec terreur que le
démon s'abattait sur ses genoux; puis ils dépassèrent le
camion, et il comprit que le choc avait contraint
l'ennemi à lâcher prise.
On refait quelques passages pour écraser à fond la
maudite bestiole ? " proposa-t-elle, forçant sa voix pour
couvrir le souffle du vent par la vitre brisée.
Il se pencha vers elle.
" Surtout pas ! cria-t-il. Ça ne marchera pas. Il collera
au pneu et, cette fois, on ne pourra pas l'éjecter. Ensuite
il s'introduira dans le châssis, il se faufilera et trouvera
le moyen d'arriver jusqu'à nous.
- Alors tirons-nous d'ici en vitesse. "
Au bout de la petite route, en sortant du club de loisirs, elle tourna à droite dans l'avenue à une vitesse telle
que Tommy craignit l'accident, mais la manoeuvre se
passa bien. Elle conduisait pied au plancher avec moins
de respect pour la limitation de vitesse qu'elle n'en avait
montré plus tôt pour le port de la ceinture de sécurité.
Tommy appréhendait encore de voir le diablotin surgir de l'orage une fois de plus. Il ne se sentit en sécurité
qu'après avoir traversé Jamboree Road, quand ils entamèrent la descente vers le port de Newport.
La pluie qui entrait par la fenêtre sans carreau lui cinglait le visage. Cela ne le dérangeait pas. Il ne pouvait
pas être plus mouillé qu'il ne l'était déjà.
A cette vitesse, le sifflement et le mugissement du
vent permettaient à peine de s'entendre. Aucun des
deux ne fit l'effort d'engager une conversation.
Passé le pont sur l'arrière-baie, à plusieurs kilomètres
du parking où ils avaient laissé le démon, la blonde
réduisit enfin sa vitesse. La clameur du vent faiblit.
Elle contemplait Tommy comme jamais personne ne
l'avait fait, comme s'il avait la peau verte, semée de verrues, la tête semblable à une pastèque et qu'il venait de
sortir d'une soucoupe volante.
A la vérité, elle le regardait de la même façon que sa
mère la première fois qu'il lui avait fait part de son
intention d'écrire des romans policiers.
Il s'éclaircit nerveusement la gorge avant de dire:
" Vous êtes une fameuse conductrice. "
Contre toute attente, elle sourit.
" Vous pensez vraiment ce que vous dites?
- Absolument. Vous êtes incroyable.
- Merci. Vous n'êtes pas mal non plus.
- Moi?
- Il y a eu du sport avec la Corvette.
- Très drole.
- Vous avez fait un bon décollage, mais vous avez
perdu le contrôle en cours de vol.
- Navré pour votre van.
- Cela fait partie du territoire, ditelle, énigmatique.
- Je vous rembourserai les réparations.
- C'est délicat de votre part.
- Il faudrait s'arrêter et trouver quelque chose pour
boucher cette vitre.
- Vous ne deviez pas foncer à l'hôpital?
- En fait, je vais bien. Mais la pluie va abîmer votre
tissu de garniture.
- Bah ! ce n'est pas grave.
- Mais...
- Il est bleu.
- Pardon?
- Le tissu.
- Oui, il est bleu. Et alors?
- Je n'aime pas le bleu.
- Mais les dégâts...
- J'ai l'habitude.
- Ah bon?
- J'ai souvent des dégâts.
- Ah bon?
- Je mène une vie mouvementée.
- Ah bon?
- J'ai appris à m'en accommoder.
- Vous êtes une drôle de fille ", dit-il.
Elle eut un sourire radieux.
" Merci. "
Décidément elle le déconcertait.
"Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-il.
- Delivrance.
- Vraiment?
- Delivrance Payne. J'ai eu une naissance difficile, et
ma maman a un sens de l'humour très particulier. "
Il mit un moment à saisir.
" Ah ! fit-il.
- Mais on m'appelle simplement Del.
- Del. C'est joli.
- Et vous, quel est votre nom?
- Tuong Phan. (Il sursauta.) Enfin, je veux dire
Tommy.
- Tuong Tommy?
- Non, non, pas Tuong. Je m'appelle Tommy Phan.
- Vous êtes sûr?
- La plupart du temps.
- Vous êtes un drôle de type, ditelle d'un air ravi,
comme si elle lui retournait un compliment.
- Il y a vraiment beaucoup d'eau qui arrive par cette
fenêtre.
- Nous allons nous arrêter.
- Où avez-vous appris à conduire de cette façon,
Del ?
- C'est maman.
- Quelle mère vous avez!
- Elle est inénarrable. Elle fait des courses de stockcars.
- Pas la mienne, dit Tommy.
- Et de hors-bords. Et de motos. Tout ce qui a un
moteur, maman veut le faire courir. "
Del freina à un feu rouge. Ils restèrent silencieux un
instant. La pluie se déversait à torrents.
Ce fut elle qui rompit le silence.
" Alors, là-bas, au fait... C'était ça le petit monstre
moitié poupée moitié serpent qui court comme un
rat ? "
En chemin, Tommy raconta tout à Del, depuis sa
découverte sur le pas de sa porte jusqu'au moment où le
diablotin avait fait sauter le courant dans le bureau. Elle
l'écouta sans broncher. Rien ne laissait penser qu'elle
trouvait son histoire douteuse ou même particulièrement étonnante. Elle se contenta de hocher la tête de
temps à autre, alla jusqu'à dire: " Je comprends " à plusieurs reprises, et deux ou trois fois: " C'est logique ",
comme si les propos qu'il tenait n'étaient somme toute
pas plus incroyables que ceux du journal du soir à la
télévision.
Il interrompit le cours de son récit quand elle s'arrêta
devant un supermarché ouvert vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Elle semblait tenir à acheter de quoi nettoyer le van et boucher la fenêtre. Tommy se laissa
convaincre de l'accompagner et poussa le chariot.
Dans l'énorme magasin, les clients étaient si rares que
Tommy pouvait s'imaginer errer dans le décor de l'un
de ces films de science-fiction des années cinquante, où
seule une poignée de gens survit à un mystérieux cataclysme qui a éliminé toute population de la surface du
globe, mais épargné les immeubles et autres constructions humaines. Inondées de la lumière crue de tubes
fluorescents, les longues et larges allées apparaissaient
étrangement vides et silencieuses. On n'y entendait que
le bourdonnement bas, assez sinistre, des compresseurs
assurant la réfrigération des vitrines.
Del Payne arpentait à grands pas décidés ces espaces
un peu inquiétants. Tout de blanc vêtue sous son blouson de cuir noir ouvert, les cheveux blonds raides de
pluie rejetés derrière les oreilles, elle avait l'allure d'une
infirmière mâtinée de Hell's Angel, capable de prodiguer ses soins à un homme malade comme de botter le
postérieur d'un individu bien portant.
Elle choisit un sachet de grands sacs-poubelle, un
large rouleau adhésif d'emballage, quatre rouleaux de
papier essuietout, une boîte de lames de rasoir, un
mètre de couturière, un flacon de comprimés de vitamine C d'un gramme, un flacon de capsules de vitamine
E, et deux petites bouteilles de jus d'orange. Sur un étalage proposant déjà des décorations de Noël, elle
attrapa un chapeau pointu en flanelle rouge, orné d'un
pompon blanc et bordé de fausse fourrure blanche.
Comme ils passaient devant le rayon épicerie finetraiteur, elle s'arrêta en pointant du doigt une pile de
boîtes.
" Vous mangez du tofu? "
Tommy trouva la question si ésotérique qu'il ne sut
que répéter, ahuri:
" Du tofu ?
- Oui, du pâté de soja, quoi !
- Non, je n'aime pas le tofu.
-Pourquoi?
- Pourquoi, s'impatienta-t-il, parce que je suis asiatique? Je ne mange pas non plus avec des baguettes.
- Etes-vous toujours aussi sensible?
- Je ne suis pas sensible, dit-il, sur la défensive.
- Il ne m'était pas venu à l'esprit que vous étiez asiatique jusqu'à ce que vous en parliez, vous savez. "
Chose bizarre, il la crut. Il la connaissait à peine, mais
il savait déjà qu'elle était différente-il voulait bien
croire qu'elle venait seulement de remarquer ses yeux
bridés et la nuance cuivrée de sa peau.
" Excusez-moi, dit-il, contrarié.
- Je vous demandais si vous mangiez du tofu simplement parce que si vous le faites cinq fois par semaine ou
plus, vous n'aurez plus jamais à vous inquiéter du cancer de la prostate. C'est un préventif homéopathique. "
Il n'avait jamais rencontré personne qui ait une
conversation aussi imprévisible que celle de Del Payne.
" Je ne m'inquiète pas du cancer de la prostate, dit-il.
- Vous devriez, je vous assure. C'est la troisième
cause de mortalité chez l'homme. Ou peut-être la quatrième. En tout cas, il vient juste derrière les maladies
de coeur et les bagarres à coups de canettes de bière.
- Je n'ai que trente ans. Les hommes n'ont pas de
cancer de la prostate avant la cinquantaine ou la soixantaine.
- Et un jour, à quarante-neuf ans, vous vous réveillerez le matin avec une prostate de la taille d'un ballon de
basket. Vous vous apercevrez à cette occasion que vous
êtes une anomalie du point de vue statistique, mais il
sera trop tard. "
Elle empoigna un carton de tofu dans la glacière et le
plaça d'autorité dans le chariot.
" Je n'en veux pas, dit Tommy.
- Ne faites pas l'idiot. On n'est jamais trop jeune
pour commencer à se préoccuper de sa santé. "
Pour empêcher Tommy de remettre la marchandise
dans la glacière, elle s'empara du chariot qu'elle se mit à
pousser dans l'allée. Il fut contraint de la suivre.
Pressant le pas derrière elle, il lança:
" Qu'est-ce que cela peut vous faire que je me réveille
dans vingt ans d'ici avec une prostate grosse comme un
ballon de football ?
- Nous sommes des êtres humains, vous et moi, non ?
Quelle personne serais-je si je me moquais de ce qui
vous arrive?
- Mais vous ne me connaissez pas.
- Si, si, je vous connais. Vous êtes Tuong Tommy.
- Tommy Phan.
- C'est ça. "
A la caisse, Tommy insista pour payer.
" Après tout, c'est ma faute si vous avez une vitre cassée et ce beau gâchis avec le van.
- D'accord, acquiesça-t-elle comme il sortait son portefeuille, mais ce n'est pas parce que vous payez le rouleau adhésif et le papier essuietout que je me sentirai
obligée de coucher avec vous. "
Chip Nguyen aurait trouvé sur-le-champ une réplique
enjouée et spirituelle qui aurait charmé la jeune femme,
parce qu'à son extraordinaire habileté de détective
privé, il joignait le don de la repartie romantique.
Tommy, lui, posa sur Del un oeil benêt, papillotant, se
tortura la cervelle et ne trouva rien à répondre.
Évidemment, s'il avait pu passer une heure ou deux
derrière son écran à polir un dialogue étincelant, il
aurait concocté une réplique qui aurait fait crier grâce à
Miss Delivrance Payne...
" Vous rougissez, constata-t-elle, amusée.
- Moi? Non, je ne rougis pas.
- Si, si, vous rougissez.
- Mais non, pas du tout. "
Del prit à partie la caissière, une Hispano-Américaine
d'âge mûr qui portait à la gorge une minuscule croix en
or au bout d'une chaine.
"D'après vous, il rougit ou pas?
- Il rougit, pouffa la caissière.
- Bien sûr qu'il rougit! dit Del.
- Il est mignon quand il rougit, observa la caissière.
- Je parie qu'il le sait, poursuivit malicieusement
Del, ravie de cette observation, et qu'il s'en sert pour
séduire. Il doit pouvoir rougir quand il le veut, comme
les très bons acteurs savent pleurer à la demande. "
La caissière gloussa encore de plaisir.
Avec un long soupir de souffrance, Tommy parcourut
du regard le magasin presque désert. Par chance, aucun
client ne se trouvait assez près pour entendre. Il était
cramoisi au point d'avoir l'impression que ses oreilles
brûlaient.
La caissière passait le pot de tofu sur le lecteur de
code-barres. Del commenta:
" Il se tracasse pour le cancer de la prostate. "
Mortifié, Tommy protesta:
" Non, ce n'est pas vrai.
- Si, si, vous me l'avez dit.
- Non, absolument pas.
- Et il ne veut pas m'écouter, il refuse de croire que
le tofu peut prévenir ce cancer ", expliqua Del à la caissière.
Celle-ci faisait le total de leurs achats. Cessant son
petit rire perlé, elle considéra Tommy d'un oeil sévère,
et lui dit d'une voix de matrone, comme si elle s'adressait à un enfant:
" Écoutez, vous feriez mieux de le croire, parce que
c'est vrai. Les Japonais en mangent tous les jours et ils
n'ont presque jamais de cancer de la prostate.
- Vous voyez ", souligna Del en se rengorgeant.
Tommy secoua la tête d'un air mécontent.
" Vous faites quoi après votre service au restaurant,
directrice de clinique?
- Ce n'est pas la peine de diriger une clinique pour le
savoir !
- Nous vendons beaucoup de tofu aux clients japonais et aussi coréens, dit la caissière qui prit le billet que
Tommy lui tendait. Mais vous ne devez pas être japonais.
- Je suis américain.
- D'origine vietnamienne, peut-être?
- Américain, s'obstina Tommy.
- Beaucoup d'Américains d'origine vietnamienne
prennent aussi du tofu, affirma la caissière en rendant la
monnaie, mais pas autant que nos clients japonais.
- Il va finir avec une prostate grosse comme un ballon de basket, conclut Del avec une grimace loufoque.
- Écoutez la demoiselle, prenez soin de votre santé,
jeune homme ", enjoignit la caissière à Tommy.
Il empocha la monnaie, empoigna les deux sacs en
plastique contenant leurs achats. Il avait terriblement
hâte de quitter ce magasin.
" Et n'oubliez pas, écoutez la demoiselle ", répéta la
caissière sur le même ton de maîtresse d'école.
Au-dehors, la pluie glacée rafraîchit les joues cuisantes de Tommy. Il pensa au petit démon qui rôdait
quelque part dans la nuit, et qui n'était d'ailleurs plus si
petit. Il l'avait complètement oublié pendant les quelques minutes qu'avaient duré leurs emplettes. De toutes
les personnes qu'il connaissait, Del Payne était bien la
seule qui puisse lui faire oublier, même brièvement, que
moins d'une demi-heure auparavant il était en butte aux
attaques d'un être monstrueux d'ordre surnaturel.
" Vous êtes un peu dingue, non ? demanda-t-il
comme ils se dirigeaient vers le van.
- Pas à ma connaissance, répondit-elle gaiement.
- Vous n'avez pas oublié, pourtant, que ce truc est là
quelque part?
- Vous parlez du petit monstre moitié poupée moitié
serpent qui court comme un rat?
- De quel autre monstre pourrais-je parler, selon
vous ?
- Je ne sais pas, moi, le monde est rempli d'étrangetés.
Pardon ?
Vous ne regardez pas Aux frontières du réel?
Il n'est pas très loin, vous savez, et il me cherche.
- Il est fort probable qu'il me cherche aussi, vous ne
croyez pas? J'ai dû le vexer.
- Ma foi, c'est bien possible. Alors dites-moi par
quelle aberration vous pouvez discourir sur ma prostate,
quand nous avons à nos trousses un démon sorti de
l'Enfer? "
Ce n'est qu'une fois assise derrière le volant qu'elle
lui répondit:
" Les problèmes que nous rencontrons ne changent
rien au fait que le tofu est bon pour vous.
- Vous êtes vraiment dingue.
- Et vous, vous êtes si posé, si sérieux, si strict. Comment résister à l'envie de vous titiller un peu?
- Me titiller?
- Vous êtes inénarrable ! "
Ils se remirent en route. Il contempla d'un air malheureux les sacs de plastique posés entre ses jambes.
" Dire que j'ai payé pour cette saleté de tofu! Je
n'arrive pas à le croire.
- Vous aimerez ça, vous verrez. "
Quelques rues plus loin, dans un quartier d'ateliers et
d'entrepôts, Del se gara sous un autopont, à l'abri de la
pluie.
" Prenez les trucs que nous avons achetés, ditelle.
- On se sent drôlement seul, ici.
- On se sent seul presque partout dans le monde.
- Je me demande si l'endroit est sûr.
- Aucun endroit n'est sûr aussi longtemps qu'on ne
le veut pas, répondit-elle sur le mode énigmatique
qu'elle paraissait affectionner parfois.
- Qu'est-ce que cela signifie exactement?
- Qu'est-ce que cela ne signifie pas, plutôt?
- Vous me faites encore marcher.
- Je ne vois pas ce que vous voulez dire. "
Elle ne riait plus, à présent. L'humeur fantasque qui
avait présidé au supplice du tofu avait disparu.
Laissant le moteur tourner, elle vint ouvrir les portes
arrière de la Ford - qui n'était pas un véhicule de loisir,
mais une camionnette de livraison comme en utilisent
couramment les fleuristes et autres petits commerçants.
Puis elle prit les sacs des mains de Tommy et en vida le
contenu sur le plancher.
Debout près d'elle, Tommy la regardait en frissonnant. Il était toujours aussi trempé et, à cette heure
proche de minuit, la température avait tendance à baisser.
" Je vais colmater la fenêtre, ditelle. Pendant ce
temps, épongez le siège au maximum avec les rouleaux
de papier et enlevez les morceaux de verre. "
Parce qu'elle ne comportait ni habitations ni
commerces susceptibles de générer de la circulation,
cette rue semblait bien être un autre décor d'un monde
dépeuplé d'après l'Apocalypse, pour le même film de
science-fiction qu'évoquait Tommy au supermarché. Le
roulement qui leur parvenait d'en haut était celui des
camions empruntant l'autoroute; mais comme on ne
pouvait pas les voir, il était facile d'imaginer que la
source du bruit provenait de quelque machinerie colossale de nature extraterrestre perpétrant un holocauste
méticuleusement planifié.
Étant donné la fertilité de son imagination, il devrait
peut-être s'essayer à un genre de fiction plus pittoresque que les histoires policières.
A l'arriere du van était posé un carton rempli de
boîtes de biscuits pour chiens.
"J'ai fait les courses pour Scootie cet après-midi,
expliqua Del en vidant le carton.
- C'est votre chien?
- Oh ! pas seulement mon chien, le chien par excellence, le représentant de la gent canine le plus génial de
la planète, sans aucun doute dans sa dernière incarnation avant le Nirvana. C'est lui, c'est mon Scootie. "
Avec son mètre de couturière, elle prit les dimensions
de la vitre, puis se servit d'une lame de rasoir pour
découper dans le carton un rectangle à la mesure
exacte. Elle glissa le morceau de carton dans l'un des
sacs-poubelle qu'elle replia soigneusement tout autour
et fixa à l'aide du ruban adhésif résistant à l'eau. Le
même adhésif arrima le rectangle, intérieurement et
extérieurement, au cadre vide de la fenêtre.
Tandis qu'elle menait à bien ce travail, Tommy
s'employait à éponger la garniture du siège qu'il débarrassa des débris de verre. Il en profita pour lui raconter
la suite de l'aventure entre le moment où le diablotin
avait provoqué le court-circuit et celui où il avait jailli
de la Corvette en flammes.
" Il était plus gros? demanda-t-elle. Beaucoup plus
gros ?
- Le double de sa taille d'origine. Et assez différent.
Vous l'avez aperçu à la vitre du van... Il était beaucoup
plus étrange que sous sa première forme, quand il a
émergé de la poupée. "
Pas un seul véhicule ne passa sur le pont pendant
qu'ils travaillaient. Leur isolement inquiétait Tommy de
plus en plus. Il lançait de fréquents regards à l'extrémité
de la dalle de béton, là où la pluie continuait de tomber
à verse. Un rideau de pluie qui isolait un peu plus cet
endroit où ils avaient trouvé refuge. Il s'attendait à voir
les yeux du démon, un démon devenu de plus en plus
grand et étrange, flamboyer dangereusement à travers
l'orage.
" Et c'est quoi, ce démon? demanda Del.
- Je ne sais pas.
- D'où vient-il, d'après vous?
- Je ne sais pas.
- Que veut-il?
- Me tuer.
- Pour quelle raison?
- Je ne sais pas.
- Ca fait beaucoup de choses que vous ne savez pas.
- Je sais.
- Que faites-vous dans la vie, Tuong Tommy? "
Ignorant son ton moqueur, il répondit:
" J'écris des histoires de détective. "
Elle rit.
"Et vous n'arrivez pas à mener cette enquête-ci?
Comment cela se fait-il?
- Cette fois, c'est la vie réelle.
- Non.
- Que dites-vous?
- Cela n'existe pas, ditelle avec toutes les apparences du sérieux.
- La vie réelle n'existe pas?
- La réalité, c'est la perception. La perception
change, donc la réalité est fluide. Si parréalité vous
entendez objets tangibles et événements immuables,
cela n'existe pas. "
Tommy avait utilisé deux rouleaux de papier essuietout pour nettoyer le siège et l'espace alentour.
Lorsqu'il eut fini, il fit un petit tas du papier détrempé
contre le mur.
" Etes-vous une adepte du New Age ou je ne sais
quoi, du genre à canaliser l'énergie ou à se guérir avec
des cristaux?
- Non, j'ai simplement dit que la réalité est la perception.
- Cela ressemble au discours du New Age.
- Eh non, ce n'est pas cela. Je vous expliquerai un
jour où nous aurons le temps.
- Et, en attendant, je vais me morfondre dans la
désolation de mon ignorance.
- Le sarcasme ne vous va pas.
- Avez-vous bientôt fini avec la vitre? Je meurs de
froid. "
Del recula pour juger de son travail, le rouleau adhésif dans une main, la lame de rasoir dans l'autre.
" Cela suffira à vous isoler de la pluie, estima-t-elle
mais ce n'est pas le comble de l'esthétique en matière
d'accessoires pour véhicules motorisés. "
Dans la maigre lumière, Tommy ne distinguait
qu'imparfaitement la fresque d'inspiration Art déco, il
voyait néanmoins qu'une portion non négligeable de
ladite fresque avait été arrachée.
" Je suis désolé pour cette peinture. Elle était spectaculaire, et avait dû vous coûter fort cher.
- Bah ! ce n'est qu'un peu de peinture et pas mal de
temps. Je songeais à la refaire, de toute façon.
- Comment ? C'est vous qui avez fait cette peinture ?
- Je suis une artiste, ditelle.
- Je croyais que vous étiez serveuse.
- Serveuse, c'est ce que je fais. Artiste, ce que je suis.
- Je comprends.
- Vraiment, vous comprenez?
- Je suis un type sensible, c'est vous qui l'avez dit
tout à l'heure. "
Au-dessus de leurs têtes, sur l'autoroute, les freins
d'un gros camion firent entendre un crissement affreux,
cri de quelque monstre écailleux dans les marais du
Jurassique.
Cela rappela à Tommy la présence du démon. Il jeta
autour de lui des regards nerveux, mais ne vit aucun
monstre approcher, de grande ni de petite taille.
Del lui tendait l'une des deux bouteilles de jus
d'orange. Elle ouvrit l'autre pour elle.
Il avait les dents qui claquaient. Plutôt qu'une rasade
froide de jus d'orange, il aurait préféré un café bien
chaud.
" On n'a pas de café ", ditelle.
Il sursauta. Avait-elle lu dans sa pensée?
" C'est que... je ne veux pas de jus d'orange, Del.
- Si, si, il le faut. "
Des deux petits flacons, elle compta dix comprimés à
un gramme de vitamine C et quatre gélules de vitamine
E, en préleva la moitié pour elle et offrit le reste à
Tommy.
" Après toutes ces émotions et ce stress, expliqua-telle, notre organisme est submergé de radicaux libres
très dangereux. Ce sont des molécules d'oxygène
incomplètes, par dizaines de milliers, qui ricochent sur
toutes les cellules qu'elles rencontrent, en les endommageant. Il vous faut des antioxydants, au minimum des
vitamines C et E, pour maîtriser ces radicaux libres et
les désarmer. "
Même si Tommy ne se préoccupait guère de diététique ni de thérapie par les vitamines, il se rappelait
avoir lu quelque chose sur les molécules de radicaux
libres et les antioxydants. La théorie semblait avoir
quelque fondement médical, aussi avala-t-il les pilules
avec le jus d'orange sans discuter.
D'ailleurs il avait froid et il se sentait las. Se disputer
avec Del représentait une perte d'énergie considérable,
et inutile. Elle était infatigable, après tout, alors qu'il
était tout bonnement épuisé.
"Vous voulez le tofu maintenant?
- Non, pas maintenant.
- Un peu plus tard, peut-être, avec une tranche
d'ananas, des cerises au marasquin et quelques noisettes ?
- Heu... oui, cela me paraît parfait.
- Ou alors simplement saupoudré de noix de coco
râpée.
- Comme vous voudrez. "
Del prit le chapeau rouge de père Noël à la bordure
et au pompon blancs qu'elle avait trouvé au supermarché.
" C'est pour quoi faire? demanda Tommy.
- C'est un chapeau.
- Oui, mais il va vous servir à quoi ? insista-t-il, pensant à l'usage spécifique qu'elle avait fait de toutes leurs
emplettes.
- A quoi? A me couvrir la tête, ditelle sur le ton
qu'on emploie pour un simple d'esprit. Les chapeaux
vous servent à quoi, à vous?"
Elle se coiffa du bonnet. Le poids du pompon fit tomber la pointe d'un côté.
" Vous avez l'air ridicule.
- Moi, je trouve ça mignon. Je me sens bien avec, j'ai
l'impression d'être en vacances. "
Elle ferma la porte arrière du van.
" Vous voyez régulièrement un thérapeute ?
s'enquit-il.
- Je suis sortie avec un dentiste une fois, mais jamais
avec un thérapeute. "
Elle démarra et mit le chauffage en route.
Tommy plaça ses mains tremblantes devant les ventilateurs, savourant l'air chaud. Maintenant que la fenêtre
était réparée il allait pouvoir se sécher et se réchauffer.
"Alors, détective Phan, comment comptez-vous
débuter votre enquête?
- Juste avant de démolir la Corvette, j'avais décidé
d'aller voir mon frère Gi. Pouvez-vous me déposer chez
lui?
- Vous déposer? s'étonna-t-elle.
- C'est le dernier service que je vous demanderai.
- Vous déposer - et puis quoi ? Rentrer à la maison
et m'asseoir pour attendre que le petit monstre moitié
poupée moitié serpent qui court comme un rat vienne
m'arracher le foie et le mange comme dessert?
- Écoutez, j'y ai réfléchi et...
- Cela ne prouve rien.
- ... et je ne crois pas que vous risquiez quelque chose
de sa part...
- Vous ne croyez pas?
- ... parce que, selon le message qu'il a apparemment
tapé sur mon ordinateur, la dernière limite est l'aurore.
- Ah bon ? Et en quoi est-ce censé me rassurer, au
juste ?
- Il a jusqu'à l'aurore pour m'attraper - et moi, j'ai
un sursis jusqu'à l'aurore pour tenter de rester en vie.
Après quoi le jeu prend fin.
- Le jeu?
- Le jeu, la menace, comme on veut. "
Il loucha vers le rideau argenté de pluie qui marquait
les limites de la dalle de béton.
" Si on s'en allait, Del ? Cela me rend nerveux de rester ici aussi longtemps. "
Del desserra le frein à main, enclencha la vitesse.
Mais elle ne lâcha pas encore la pédale du frein.
" Dites-moi ce que vous entendez par jeu, Tommy.
- La personne qui a fabriqué la poupée a obéi à des
règles, nécessaires peut-être pour les besoins de la
magie.
- De la magie ? "
Il verrouilla sa portière.
" Magie, sorcellerie, vaudou, que sais-je... Quoi qu'il
en soit, si je réussis à atteindre l'aurore, je suis peut-être
sauvé. "
Il tendit la main en passant devant Del et verrouilla
aussi sa portière.
" Cet être... ne va pas s'en prendre à vous s'il a été
envoyé pour me tuer et n'a qu'un temps limité pour
remplir sa mission. L'horloge tourne pour moi, c'est
vrai, mais elle tourne aussi pour l'assassin. "
Del hocha pensivement la tête.
" C'est un raisonnement parfaitement logique, ditelle l'air convaincu, comme s'ils débattaient des lois de
la thermodynamique.
- Non c'est totalement dément. Nous sommes
embarquës dans une situation complètement folle, mais
qui a sa logique. "
Elle tambourinait des doigts sur le volant.
" Vous n'avez oublié qu'une seule chose, Tommy. "
Il se rembrunit.
" Laquelle ?
- Il est minuit passé de sept minutes, ditelle en
consultant sa montre.
- J'espérais qu'il était plus tard. Cela fait encore
beaucoup de temps à tenir avant de passer la ligne
d'arrivée. "
Par-dessus son épaule, il regarda la porte arrière du
van, qui n'était pas verrouillée.
" L'aurore, ce n'est pas avant... cinq heures et demie,
six heures au plus, observa Del.
- Eh bien ?
- Au train où vont les choses, Tommy, ce monstre
rampant vous attrapera vers une heure, il vous décollera
la tête, et aura encore entre les mains quatre ou cinq
heures à perdre... à condition qu'il ait des mains, bien
entendu. Ensuite il s'en prendra à moi. "
Il secoua la tête.
" Non non, je ne le crois pas.
- Moi, je le crois.
- Il ne sait pas qui vous êtes, dit-il patiemment. Comment vous retrouverait-il?
- Il n'aura pas à louer les services de votre idiot de
détective ! "
Il tressaillit. Elle avait employé les mots de sa mère
et il ne voulait pas que cette femme ni n'importe quelle
femme, lui rappelle quelque chose de sa mère.
" Ne le traitez pas d'idiot, dit-il.
- Ce satané truc me poursuivra de la même façon
qu'il vous poursuit à cette minute même.
- Et de quelle façon? "
Elle pencha la tête tout en réfléchissant, et le pompon
blanc mousseux oscilla sous le nez de Tommy.
" De quelle façon ? Par télépathie, en empruntant le
canal de vos émanations psychiques. Il se peut aussi que
nous ayons tous une âme qui émette un son... ou alors
un rayonnement, visible dans un spectre que les
humains ordinaires ne peuvent percevoir un rayonnement aussi unique qu'une empreinte digitale... C'est
sans doute de cette façon-là qu'il peut vous localiser.
- Bon, admettons qu'il puisse quelque chose de ce
genre s'il est une entité surnaturelle...
- Comment, s'il est une entité surnaturelle ? Et que
serait-il d'autre9 selon vous? Tommy ? Un robot à forme
variable qu'envoie votre organisme de crédit pour vous
punir d'avoir dépassé la date de paiement?"
Tommy soupira.
" Se peut-il que je sois fou? de plus livré aux bons
soins d'une institution sympathique, et que tout cela ne
soit qu'une vue de mon esprit?"
Del se décida enfin à repartir. La pluie s'abattit à
grosses gouttes sur le van dès qu'ils quittèrent leur abri
de béton.
" Je vais t'emmener voir ton frère, ditelle. mais pas
question que je te dépose et puis c'est tout. Nous
sommes sur le même bateau, monsieur tofu... en tout
cas jusqu'à l'aurore. "
Le Fournil saïgonnais du Nouveau Monde avait son
siège à Garden Grove, dans un vaste bâtiment industriel
entouré d'une surface de parking goudronnée. Simplement peint en blanc avec le nom de l'entreprise en capitales de couleur pêche, il avait un aspect sévère
qu'adoucissaient un peu les deux ficus et la paire d'azalées encadrant l'entrée des bureaux, en façade. Qui
n'aurait pas lu l'enseigne pouvait prêter à l'entreprise
une tout autre fonction, moulage de plastiques, assemblage électronique ou fabrication de luminaires.
Sur les instructions de Tommy, Del contourna
l'immeuble. A cette heure tardive, les portes de façade
étant fermées, il fallait entrer par l'arrière, par les cuisines.
Il y avait beaucoup de voitures sur le parking de derrière, celles des employés, sans compter une quarantaine de camions de livraison de bonne taille.
" Et moi qui m'imaginais une petite boutique d'artisans..., s'étonna Del.
- Oh ! c'était ainsi il y a vingt ans. Ils ont en plus
deux boutiques de détail, mais d'ici ils approvisionnent
en pain et pâtisserie une foule de magasins et de restaurants, pas seulement vietnamiens, dans tout le comté
d'Orange et jusqu'à Los Angeles.
- C'est un petit empire, ditelle en se garant.
- Et malgré l'extension de l'affaire, ils ont réussi à
maintenir la qualité - qui est la cause première de leur
succès.
- On dirait que tu es fier d'eux.
- Je le suis.
- Alors pourquoi n'es-tu pas dans l'affaire?
- Je ne pouvais pas respirer.
- La chaleur des fours, peut-être?
- Non.
- Une allergie à la farine? "
Il soupira.
" J'aurais préféré. Cela aurait facilité mon choix de ne
pas participer. Non, le problème, c'était... La tradition.
Beaucoup trop de tradition.
- Tu voulais essayer une approche radicalement nouvelle de la cuisson? "