États-Unis également. Chacun d'eux disposait à la fois

d'un nom vietnamien et d'un nom américain, et s'en

trouvait bien. Ainsi l'aînée de Ton, légalement prénommée Mary Rebecca, était-elle aussi Thu-Ha. Les enfants

s'appelaient par leurs noms vietnamiens quand ils

étaient en compagnie de leurs grand-parents ou d'autres

adultes traditionalistes, et par leurs noms américains

avec des amis de leur âge; avec leurs parents, ils utilisaient l'un ou l'autre prénom selon les circonstances, et

aucun d'eux ne semblait souffrir de crise d'identité.

 

Outre sa difficulté lancinante à se définir par rapport

à ses frères d'une façon satisfaisante, Tommy avait un

autre sujet de préoccupation qui prenait les proportions

d'une crise: il souffrait de ne pas avoir de progéniture.

Aux yeux de sa mère, bien plus qu'une crise, c'était une

tragédie. Ses parents appartenaient encore assez à

l'ancien monde pour voir dans la venue d'un enfant non

le fait du hasard ou d'une réelle volonté, mais essentiellement une richesse et une bénédiction. Pour eux,

plus une famille s'agrandissait, meilleures étaient ses

chances de survivre au bouleversement du monde et de

s'assurer la réussite. A trente ans, célibataire sans

enfants et sans autre perspectiVe que de réussir sa carrière de romancier avec les aventures simplistes d'un

détective intoxiqué de whisky, Tommy détruisait peu à

peu le rêve de ses parents d'un empire Phan toujours en

expansion, où le grand nombre était gage de sécurité.

 

Son frère Ton, qui avait seize ans lors de leur fuite du

Viêt-nam, était resté suffisamment pétri des idées de

l'ancien monde pour partager quelques-unes des frustrations que nourrissaient les aînés des Phan au sujet de

Tommy. Ton et Tommy s'entendaient plutôt bien, mais

n'avaient jamais eu entre eux cette sorte d'amitié qui lie

parfois les frères. Gi, en revanche, bien que plus âgé de

six ans, était pour Tommy non seulement un frère, mais

un ami et un confident - ou du moins il l'avait été par le

passé. Si quelqu'un en ce monde pouvait écouter d'une

oreille attentive son histoire de poupée diabolique,

c'était bien lui.

 

Il traversait la route de San Juaquin, à un kilomètre

environ de la grande avenue côtière. Concentré sur le

choix du meilleur itinéraire à prendre pour gagner, au

nord, Garden Grove, où Gi dirigeait l'équipe de nuit de

la boulangerie familiale, il ne réagit pas Immédiatement

au bruit inhabituel qui venait du compartiment moteur.

Quand il le remarqua enfin, il s'aperçut qu'il l'entendait

depuis une minute ou deux sans en avoir pris réellement

conscience. Sous le grincement monotone des essuieglaces c'était un très léger cliquetis, un grattement

étouffë de métal frottant sur du métal.

 

Tommy avait fini par se réchauffer. Il coupa le chauffage afin de mieux entendre ce petit bruit. Sourcils froncés, il se pencha sur le volant, tendit l'oreille.

 

Le bruit persistait, faible mais intrigant. Il crut y déceler quelque chose d'industrieux.

 

Une vibration suspecte s'empara du plancher. Le

bruit gardait la même intensité, mais la vibration augmenta.

 

Il jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur. Personne ne

le suivant de près, il leva le pied. Sa vitesse passa progressivement de quatre-vingt-dix à soixante kilomètres

à l'heure, mais le bruit ne diminua pas pour autant, il

continua sur le même registre.

 

De ce côté de la route, l'accotement était étroit et en

pente, et se prolongeait par un espace noir qui pouvait

être une ravine. Tommy ne tenait pas à s'y arrêter dans

les conditions de visibilité dues à l'averse. La bibliothèque de Newport Beach se dressait toute proche,

apparemment déserte à cette heure. Plus loin, dans le

rideau mouvant de pluie, se dessinaient vaguement les

lumières des tours de bureaux et d'hôtels de Fashion

Island; mais, dans cette partie résidentielle et commerciale, le boulevard MacArthur n'avait du boulevard que

le nom, puisqu'il ne comportait ni trottoirs ni lampadaires. Tommy n'était pas certain de trouver une place

convenable où il puisse se garer sans risque d'être au

minimum heurté par un véhicule.

 

Subitement le bruit cessa. La vibration également. La

Corvette poursuivit sa route en ronronnant, avec

l'aisance de la machine de rêve qu'elle était censée être.

 

Il appuya un peu sur l'accélérateur, pour voir. Ni cliquetis ni grattement ne se firent entendre. Tommy se

réadossa à son siège en laissant aller sa respiration,

quelque peu soulagé mais encore soucieux.

 

De l'intérieur du capot monta alors le violent claquement du métal qui se casse sous une tension insupportable.

 

Le volant se mit à vibrer dans les mains de Tommy et

la voiture dévia fortement sur la gauche.

 

Oh, mon Dieu! "

 

En sens inverse les véhicules abordaient une montée.

Deux voitures et un van. Ils n'allaient pas aussi vite sous

cette pluie qu'ils l'auraient fait par temps sec, mais ils

arrivaient tout de même trop vite.

 

Des deux mains, Tommy tira le volant vers la droite.

 

La voiture répondit, mais paresseusement.

 

Les conducteurs venant d'en face se mirent à serrer à

droite en le voyant franchir la ligne médiane. Tous ne

pourraient pas l'éviter, car ils étaient limités par un mur

de béton entourant un ensemble résidentiel.

 

Immédiatement après ce claquement dramatique

s'éleva un fracas brinquebalant de métal désarticulé qui

tourna aussitôt à la cacophonie.

 

Tommy résista au réflexe puissant d'écraser son frein,

qui aurait sans doute entraîné la Corvette dans un têteà-queue mortel, et s'obligea à freiner progressivement

de façon judicieuse. Il aurait aussi bien pu céder à son

impulsion, parce que la pédale ne répondait plus.

 

Il n'avait plus de freins. Plus de freins du tout.

 

Et l'accélérateur paraissait bloqué. La voiture prenait

de la vitesse d'instant en instant.

 

" Non ! Oh, mon Dieu, non ! "

 

Il mit tant de force à redresser le volant qu'il crut se

démettre les épaules. La voiture changea brusquement

de trajectoire pour revenir sur la file de droite.

 

En face, les appels de phares frénétiques des conducteurs disaient assez la panique qu'ils éprouvaient.

 

Ce fut alors au tour du volant de l'abandonner. Il

tournoyait librement entre ses mains douloureuses, sans

aucun effet.

 

La Corvette fort heureusement n'obliquait plus vers

la gauche et les véhicules venant en sens inverse. Elle

sortit en trombe de la route monta sur le bas-côté dans

une gerbe de gravier crépitant contre le châssis.

 

Le volant tournait comme une toupie. Tommy le

lâcha avant d'avoir les paumes brûlées par la friction. Il

se protégea le visage de ses mains.

 

La voiture écrasa un panneau départemental de

petite taille, traversa telle une fusée l'accotement

d'herbes hautes et de broussailles, le quitta plus loin

dans un bond en vol plané. Le moteur emballé protestait en hurlant, exigeait l'accélération.

 

Une idée délirante s'empara de Tommy: la Corvette

allait décoller comme un avion, au lieu de tomber, elle

allait s'élever, prendre un élan gracieux par-dessus les

palmiers plantés à l'intersection du boulevard MacArthur et de la grande-route côtière, survoler les commerces

et les habitations des derniers immeubles bordant la côte

franchir au-dessus des eaux noires du Pacifique la zone

tumultueuse de pluie d'orage et, entre la masse ténébreuse des nuages et l'éternité des étoiles, planer enfin

très haut dans la paix infinie du silence... Cette terre làbas, si loin à l'ouest mais qui se rapprochait, c'était le

Japon. Juché sur sa montagne dépourvue de moteur, Tien

Thaï, le génie de la médecine, survolait bien le monde !

Pourquoi pas lui dans une Corvette de trois cents chevaux

à cinq mille tours minute ?

 

Il était presque à la fin du boulevard MacArthur.

 

Cinq cents mètres avant, la perte de contrôle eût été

beaucoup plus catastrophique. Projetée hors de l'accotement selon un certain angle, la voiture s'inclina légèrement à droite durant son vol plané, et percuta le sol

du côté passager, sur les pneus dont l'un explosa.

 

La sangle de sa ceinture enserra brutalement le torse

de Tommy, qui en eut le souffle coupé. Ses mâchoires

claquèrent avec force. Jusqu'à cette seconde il n'avait

pas eu conscience d'avoir la bouche grande ouverte peut-être criait-il?

 

Le moteur cessa lui aussi de hurler sous l'impact, et

Tommy entendit un cri singulier qu'il connaissait bien:

le glapissement suraigu du diablotin. Il venait des

conduits de chauffage communiquant avec le compartiment moteur. C'était un cri de jubilation.

 

Dans un fracas infernal de ferraille martyrisée comme

par un tremblement de terre, la voiture de sport entama

un tonneau. Le verre feuilleté du pare-brise implosa

sans dommage en une infinité de craquelures. La Corvette roula sur elle-même. Toutes les vitres se brisèrent,

le capot se déforma dans un crissement insupportable,

fut sur le point de s'arracher, et finalement se fendit

s'écrasa et s'amalgama au moteur tandis que la voiture

faisait un deuxième tonneau.

 

Elle n'avait plus qu'un phare en s'immobilisant enfin

sur le flanc droit, après deux tonneaux et demi, ou peutêtre trois, Tommy n'aurait pu le dire. Il ne savait plus

où il en était, se sentait oppressé et étourdi comme au

sortir de montagnes russes.

 

Son siège se trouvait à l'emplacement normal du toit.

Seule la ceinture de sécurité l'avait empêché de tomber

sur la portière du passager, là où reposait le véhicule.

 

Dans l'accalmie relative qui suivit le choc, il perçut

une foule de sons derrière le souffle précipité de sa

propre respiration: le cliquettement des pièces surchauffées du moteur, le tintement des éclats de verre

qui tombaient, le sifflet du liquide de refroidissement

sous pression s'échappant d'un tube perforé, la pluie

tambourinant sur la carcasse de tôle.

 

Mais de la part du diablotin, rien.

 

Inutile néanmoins de se bercer de l'espoir qu'il avait

péri dans l'accident. Il était à coup sûr en pleine forme

occupé à se dégager des débris tordus pour venir

jusqu'à sa proie. Il pouvait surgir à tout moment d'une

grille de ventilateur, grimper le long du cadre de ferraille vide de son pare-brise; prisonnier de sa voiture

sinistrée, lui-même ne serait pas en mesure de sortir

assez vite pour lui échapper.

L'odeur astringente l'alerta. Le vent aigre venait de

lui apporter les émanations qu'il redoutait le plus de

sentir: celles des vapeurs d'essence, si concentrees qu'il

suffoqua un bref instant.

La batterie n'était pas déchargée. La possibilité d'un

court-circuit, d'une étincelle, existait bel et bien.

A tout prendre, que préférait-il? Avoir la carotide

ouverte et les yeux arrachés par une créature sifflante

ou finir immolé dans la voiture de ses rêves le jour

même de son achat ? James Dean, lui, avait quand

même profité de sa Porsche Spyder pendant neuf jours

avant de se tuer à son bord.

Malgré le vertige qu'il ressentait, Tommy trouva le

bouton permettant de déboucler la ceinture. En se retenant au volant pour éviter de tomber, il se débarrassa

des courroies. Puis il repéra la poignée de la porte, qui

semblait encore en état de fonctionner. Mais la serrure

devait être gauchie ou la portière voilée; les efforts de

Tommy pour l'ouvrir restèrent vains.

De son côté, la vitre s'était brisée sous le choc, il n'en

restait pas un seul fragment. Il recevait d'ailleurs toute

la pluie qui se déversait par l'ouverture béante.

Il fallait dégager ses jambes du tableau de bord, se

contorsionner pour venir prendre appui entre les deux

sièges, à l'endroit du levier de vitesse. Cela fait, il passa

la tête par la vitre, puis les épaules et les bras, et se hissa

hors de la carcasse. Il roula de côté, se reçut dans

l'herbe drue et brune gorgée de pluie, dans l'eau froide

d'une flaque boueuse.

La puanteur de l'essence était plus puissante que

jamais.

Il se releva en titubant, et vit que la voiture avait

roulé dans un terrain nu, site d'un futur centre commercial à l'angle très convoité du boulevard MacArthur et

de la grande avenue côtière. Ces dernières années, ce

terrain avait accueilli de façon régulière l'arbre de Noël

de décembre ou les citrouilles de Halloween plus qu'il

n'avait répondu à sa vocation commerciale. C'était une

chance folle que novembre n'en soit qu'à son début: la

voiture avait atterri dans un champ vide au lieu de faire

irruption dans une fête, au milieu des familles en liesse.

 

Il regardait le dessous de la Corvette couchée sur le

flanc. Des entrailles mécaniques de la machine monta

un cri aigu, un cri qui exprimait un besoin furieux.

 

Tommy recula, trébucha dans une autre flaque d'eau

où il manqua tomber à la renverse.

 

Le cri perçant s'acheva en un grondement féroce suivi

d'un grognement appliqué. Le démon grattait, tapait

tirait. Le métal grinçait contre le métal. Tommy l'imaginait très bien pris au piège des débris enchevêtrés, provisoirement au moins, luttant de toutes ses forces pour

se libérer.

 

La carrosserie en fibre de verre de la Corvette n'était

plus qu'un amas de ferraille. La voiture de ses rêves

était en miettes. Il avait eu de la chance d'en sortir

indemne. Demain matin, naturellement, il ressentirait

des courbatures et un tas d'autres petites misères - à

condition qu'il vive jusque-là, bien sûr.

 

Dernière limite l'aurore.

 

Tic-tac.

 

De façon absurde, il s'interrogea sur le coût horaire

de sa brève acquisition. Sept mille dollars, huit mille ? Il

consulta sa montre, chercha à évaluer le nombre

d'heures passées depuis son achat depuis qu'on lui

avait tendu les clefs. Après tout, queile importance ? Ce

n'était qu'une question d'argent.

 

L'important, c'était qu'il reste en vie.

 

Tic-tac.

 

Il fallait partir. Ne pas rester là sans bouger.

 

Il contourna la voiture renversée, passa dans le rayon

lumineux du seul phare fonctionnant encore. Il ne

voyait pas davantage la partie du moteur à laquelle le

capot s'était amalgamé, mais il entendait les coups frénétiques que le démon lançait contre les parois de sa

prison.

 

" Meurs donc, va au diable ! " cria-t-il.

 

Quelqu'un appela au loin.

 

Dans un effort pour dissiper tout à fait son impression persistante de vertige, Tommy secoua la tête, cligna

des yeux sous la pluie. Deux voitures s'étaient arrêtées

le long du boulevard MacArthur en direction du sud

près de l'endroit où il était sorti de la route.

 

Un homme muni d'une torche était monté sur l'accotement, à quatre-vingts mètres environ. Il appela

encore, en vain: le sens de ses paroles se perdit dans le

vent.

 

Les véhicules ralentissaient. Quelques-uns s'étaient

même rangés sur le bord de l'avenue côtière, mais

aucun conducteur ne se montrait jusqu'à présent.

 

L'homme à la torche commença à descendre de

l'accotement; il venait proposer son aide.

 

Tommy leva le bras et l'agita vigoureusement. Vite

qu'il vienne vite ! Qu'il vienne écouter les glapissements

du démon prisonnier de la carrosserie défoncée, qu'il

voie de ses yeux ce phénomène insensé s'il parvenait à

se libérer, qu'il crie au prodige, qu'il en soit témoin !

 

L'essence, qui s'était évidemment écoulée sous

l'épave de la Corvette, s'enflamma à ce moment précis.

Des flammes bleu et orangé jaillirent dans la nuit, réduisant la pluie qui tombait à l'état de vapeur d'eau.

 

L'embrasement fit à Tommy l'effet d'une gifle monstrueuse qui l'atteindrait en plein visage. Il chancela sous

le coup, recula. Il n'y avait pas eu d'explosion, mais la

chaleur était si intense qu'il aurait certainement pris feu

sur-le-champ si ses vêtements et ses cheveux n'avaient

été trempés.

 

Un couinement tout à fait étrange s'éleva de dessous

le capot.

 

Au pied du talus, le bon Samaritain s'était immobilisé, interdit à la vue du feu.

 

"Vite! Dépêchez-vous!" s'égosilla Tommy, sachant

que le mugissement du vent et de la pluie empêchait

l'homme à la torche de l'entendre, ou d'entendre le

démon.

 

Un grondement, un craquement formidable d'os qui

se brise, et le capot en flammes explosa, libérant le blocmoteur. Il roula en crachant des étincelles et de la

fumée, passa devant Tommy et s'envola avec un grand

fracas vers la rangée de palmiers du carrefour.

 

Comme un génie maléfique se libère d'une lampe, le

diablotin s'élança hors du brasier et sauta sur ses pieds

dans la boue, à quelques mètres de Tommy. Il était la

proie des flammes, mais le manteau mouvant de feu qui

avait remplacé ses haillons de toile ne semblait nullement le gêner.

 

Il ne poussait plus ses cris de rage aveugle; apparemment, le feu le mettait dans un état de grande euphorie.

Les bras levés par-dessus la tête en une attitude de joie

évidente, tanguant un peu comme dans un transport de

ravissement, il ne prêtait aucune attention à Tommy. Il

contemplait ses mains couronnées de flammes bleues,

telles les chandelles de quelque sombre autel.

 

Il a grandi ", murmura Tommy, incrédule.

 

Cela ne faisait aucun doute. La poupée déposée sur

son seuil avait environ vingt-cinq centimètres de haut.

Le démon qui oscillait voluptueusement sous ses yeux

ne devait pas mesurer loin de cinquante centimètres.

pratiquement le double de la taille qu'il avait la dernière fois que Tommy l'avait vu, traversant à toute

vitesse son entrée pour aller provoquer un court-circuit

dans le séjour. En outre, ses bras et ses jambes s'étaient

épaissis, son corps s'était alourdi.

 

Les flammes empêchaient Tommy de distinguer les

détails de son anatomie; il croyait cependant discerner

le long de sa colonne vertébrale des protubérances

hérissées de fortes pointes qui ne s'y trouvaient pas

auparavant. Le dos semblait plus voûté que précédemment, les mains plus larges, disproportionnées par rapport à la longueur des bras, autant qu'il pouvait en

juger. Peut-être percevait-il mal ces détails, mais il ne

pouvait se tromper quant au changement de taille de

cette créature.

 

Il s'attendait à voir le diablotin se consumer dans les

flammes et s'effondrer. Le spectacle de sa pleine forme

le fascinait dangereusement.

 

" C'est complètement fou ", marmonna-t-il.

 

La pluie captait la lumière du brasier, la renvoyait

vers les flaques éparses qui étincelaient sur le sol.

L'ombre frétillante du diablotin s'y reflétait aussi.

 

Comment avait-il pu grandir aussi rapidement? Et

grossir autant, sans s'alimenter? Une telle croissance

exigeait un régime approprié.

 

Qu'avait-il mangé?

 

Le bon Samaritain se rapprochait derrière le rayon

sautillant de sa torche. Il était encore à plus de soixante

mètres. La Corvette en feu lui masquait la vue du

démon. Il ne le verrait qu'en arrivant aux côtés de

Tommy.

 

Qu'avait-il donc mangé?

 

Etait-ce une illusion d'optique? On aurait pu croire

que le démon s'élargissait à mesure que les flammes le

dévoraient.

 

Fuir. Fuir de toute urgence. Tommy commença à

reculer. Lentement, car il craignait de lui tourner le dos

pour partir en courant. Tout mouvement précipité de sa

part risquait de rompre la contemplation extatique du

démon, et de lui rappeler que sa proie était à portée de

main.

 

L'homme à la torche n'était plus qu'à quarante

mètres environ. De forte constitution, il portait un

imperméable à capuche qui flottait derrière lui. Il marchait pesamment en évitant les flaques, glissait dans la

boue. Son allure évoquait un peu celle d'un moine vêtu

de sa coule.

 

Tommy eut peur soudain pour la vie du Samaritain. Il

avait d'abord souhaité avoir un témoin, quand il pensait

que le diablotin allait périr dans la fournaise. A présent,

il sentait que ce démon ne tolérerait aucun témoin.

 

Il allait crier à l'étranger de rester à l'écart, au risque

d'attirer l'attention de l'ennemi, quand le destin en

décida autrement. Un coup de feu retentit dans la nuit,

suivi d'un deuxième puis d'un troisième.

 

L'étranger avait évidemment reconnu la nature de la

détonation. Il s'arrêta en dérapant dans la boue. A

trente mètres, avec l'écran de la carcasse embrasée, il

pouvait très bien n'avoir pas aperçu le démon.

 

Un quatrième coup partit, un cinquième.

 

Dans sa lutte désespérée pour sortir de la voiture

après l'accident, Tommy avait oublié le pistolet. Il

aurait de toute façon été incapable de le retrouver.

C'était la chaleur intense qui faisait exploser ainsi les

munitions.

 

Cela lui rappela qu'il ne disposait même plus de la

protection, si minime fût-elle, de son arme. Il cessa de

reculer, tremblant, ne sachant que décider. Il avait beau

être trempé par l'orage, sa bouche était aussi sèche que

le sable d'une plage sous le soleil d'août. Comme si la

pluie instillait en lui la peur, une peur panique, dévorante, qui lui brûlait les yeux, le front, toutes les articulations.

 

Il fit volte-face et se sauva à toutes jambes.

 

Il ne savait pas où il allait, il ne savait pas s'il y avait

même un espoir de s'échapper. L'instinct le plus élémentaire de survie le poussait. Peut-être parviendrait-il

à distancer un instant le diablotin, mais pourrait-il rester

hors de son atteinte durant les six ou sept heures à

venir, jusqu'à l'aurore? Il n'y croyait guère.

 

Son ennemi grandissait. Il redoublait de force.

 

Il devenait un prédateur encore plus formidable.

 

Tic-tac

 

La boue collait aux chaussures de sport de Tommy. Il

se prit les pieds dans un fouillis de ronces et d'herbes

sèches et faillit tomber. Une feuille de palmier arrachée

par le vent, telle la plume d'un oiseau gigantesque, lui

cingla le visage dans son vol tourbillonnant. La nature

elle-même semblait se liguer contre lui avec le diablotin.

 

Tic-tac

 

Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. L'incendie de la Corvette, toujours très clair dans la nuit, diminuait sensiblement d'ardeur. Le brasier plus modeste du

démon qui brûlait baissait plus vite encore, mais il

demeurait en extase et ne songeait pas pour l'instant à

lui donner la chasse.

 

Dernière limite l'aurore.

 

Le lever de soleil du lendemain. L'idée s'attarda quelques secondes de ce côté-ci de l'éternité.

 

Pratiquement arrivé à la rue, Tommy osa jeter un

coup d'oeil à travers les rideaux grisâtres de la pluie. Le

diablotin flambait toujours, mais de façon intermittente.

Apparemment, la plus grande partie de l'essence qui

avait imbibé sa chair avait brûlé. Les flammes jaunes

qui s'obstinaient-des flammèches, plutôt - permettaient tout juste à Tommy de ne pas le perdre de vue. Il

sut ainsi qu'il se remettait en mouvement, et qu'il reprenait sa poursuite. Moins vite qu'auparavant peut-être,

parce que encore grisé du plaisir de l'incendie. Il se rapprochait néanmoins.

 

Tommy avait traversé le terrain vague en diagonale.

A l'angle de l'avenue côtière, il glissa sur les derniers

mètres de terre bourbeuse comme un patineur sur un

étang gelé, trébucha sur la bordure du trottoir et plongea jusqu'à mi-mollet dans l'eau qui inondait le caniveau au carrefour.

 

Un avertisseur meugla, des freins crissèrent.

 

Il n'avait pas pris garde à la circulation, occupé qu'il

était à surveiller le démon puis le terrain semé

d'embûches devant lui. Sous ses yeux ébahis, un van de

marque Ford se matérialisa soudain comme par magie.

Un véhicule ahurissant qui semblait surgi d'une autre

dimension, entièrement repeint d'une profusion de couleurs éclatantes, du jaune, du rouge, de l'orange, du

noir, du vert aussi, et de l'or. Il s'arrêta en tanguant sur

ses ressorts une fraction de seconde avant de toucher

Tommy, qui, emporté par son élan, se jeta sur l'aile

rebondit et alla tomber juste devant la camionnette.

 

Il se redressa aussitôt en prenant appui sur le parechocs.

 

L'extravagante décoration de la carrosserie n'était

pas d'esprit psychédélique, comme il l'avait cru au premier abord. Elle se proposait de transformer le van en

un juke-box de style Art déco. Gazelles bondissantes

sur feuillages de palmier stylisés, ruisseaux roulant de

lumineuses bulles argentées sur fond noir lustré, ou des

bulles dorées plus lumineuses encore sur fond rouge de

laque chinoise. La portière du conducteur s'ouvrit, et la

nuit se mit à danser avec le grand orchestre de Benny

Goodman jouant One O'clock Jump.

 

Tommy se relevait quand le conducteur apparut près

de lui. Une jeune femme tout en blanc, chaussures

comprises - uniforme d'infirmière, peut-être? - sous

une veste de cuir noir.

 

"Dites, tout va bien?

 

- Ça va, souffla Tommy.

 

- Vous êtes sûr que ça va?

 

- Oui, oui, laissez-moi. "

 

Il loucha sur le terrain vague balayé de pluie.

 

Le diablotin ne brûlait plus. A la seule lueur des feux

rouges du van, Tommy ne pouvait pas le repérer. Il

savait seulement qu'il réduisait l'espace qui les séparait,

lentement, mais sûrement.

 

" Partez, dit-il à la jeune femme avec un geste

éloquent de la main.

 

- Mais vous êtes peut-être...

 

- Partez, vite.

 

- ... blessé. Je ne peux pas vous...

 

- Fichez le camp! " clama-t-il, anxieux à l'idée

qu'elle allait se trouver prise au piège entre le démon et

lui.

 

Il la repoussa. Il allait traverser les six voies de l'avenue côtière. Personne n'y roulait pour le moment,

seules quelques voitures s'étaient garées quelques

immeubles plus loin. Leurs conducteurs regardaient

brûler la Corvette.

 

Elle refusait de le lâcher.

 

"C'était votre voiture, là-bas?

 

- Seigneur, au secours, il arrive !

 

- Qui arrive?

 

- Lui! Ce... cet...

 

- Qui?

 

- Lui ! cria-t-il en se débattant pour se dégager.

 

- C'était votre nouvelle Corvette ? " demanda-t-elle.

 

Il s'aperçut qu'il la connaissait. La serveuse blonde

qui lui avait servi ses cheeseburgers-frites au début de la

soirée. Le restaurant se trouvait de l'autre côté de l'avenue. Il avait fermé à cette heure. Elle rentrait donc chez

elle.

 

Tommy retrouva la sensation très perturbante de

s'engager sur le toboggan du destin qui l'emmènerait à

une vitesse vertigineuse vers un sort incompréhensible.

 

" Vous devriez voir un docteur ", insista-t-elle.

 

Comment échapper à sa sollicitude?

 

Le démon allait arriver. Il ne supporterait pas la présence d'un témoin.

 

Cinquante centimètres de haut, peut-être plus. Une

crête hérissée de pointes tout au long du dos. Des

griffes plus grandes, des dents plus fortes. Il lui ouvrirait

la gorge, il lui déchirerait le visage.

 

Une gorge si tendre, un visage aussi adorable.

 

Pas le temps d'argumenter avec elle.

 

" D'accord, un docteur, c'est ça. Emmenez-moi. "

 

Le soutenant sous le bras comme un vieillard cacochyme, elle fit mine de le conduire à petits pas jusqu'à la

portière du passager, la plus proche du terrain vague.

 

Il se dégagea soudain d'une secousse.

 

" Faites démarrer votre fichue machine ! " s'emportat-il, et il alla à la portière qu'il ouvrit brutalement.

 

Elle restait pétrifiée devant son véhicule, stupéfaite

de cet accès d'humeur.

 

" Décidez-vous ou nous allons mourir tous les deux ! "

cria-t-il, au comble de l'énervement.

 

Il jeta un regard vers le terrain vague, sûr que le diablotin allait jaillir de l'obscurité et bondir sur lui.

Voyant qu'il n'était pas encore là, il grimpa dans la

Ford.

 

La jeune femme se glissa sur son siège et claqua sa

portière un instant après Tommy. Elle éteignit la

musique de Benny Goodman pour questionner:

 

" Que s'est-il passé là-bas? Je vous ai vu sortir du

boulevard MacArthur comme un fou et...

 

- Vous êtes sourde, ou idiote, ou les deux ? s'égosillat-il. Il faut partir d'ici tout de suite!

 

- Vous n'avez pas le droit de me parler de cette

façon ", répondit-elle avec calme, une étincelle de

colère au fond de ses yeux de cristal bleu.

 

Tommy bredouilla vaguement quelque chose. La tension extrême le laissait sans voix.

 

" Même si vous êtes énervé et mal en point, vous ne

pouvez pas me parler ainsi. Ce n'est pas gentil. "

 

Par sa vitre, il inspecta encore le terrain.

 

" Je ne peux pas supporter la grossièreté ", ditelle.

 

Il s'appliqua à se maîtriser.

 

" Je suis désolé, articulat-il.

 

- Vous n'avez pas l'air désolé.

 

- Si, si, je vous assure.

 

- En tout cas, cela ne se voit pas. "

 

Et s'il la tuait tout de suite au lieu d'attendre que le

diablotin s'en charge?

 

" Je suis sincèrement désolé, dit-il.

 

- Vraiment?

 

- Vraiment, vraiment désolé.

 

- Ah ! c'est mieux.

 

- Pouvez-vous me conduire à l'hôpital, pria-t-il pour

la faire démarrer enfin.

 

- Oui, bien sûr.

 

- Merci.

 

- Mettez votre ceinture.

 

- Comment?

 

- C'est la loi. "

 

La pluie collait quelques mèches à ses joues et donnait à ses cheveux blonds une nuance de miel sombre.

Son uniforme était complètement détrempé. Tommy se

souvint qu'elle avait éveillé un certain trouble en lui.

 

Il obtempéra, déroula la ceinture et l'attacha en insistant le plus patiemment possible:

 

" Allons-y, je vous en prie, miss, vite, vous ne

comprenez pas ce qui se joue ici...

 

- Alors expliquez-moi. Je ne suis pas

idiote. "

 

Devant l'absurdité complète de l'aventure, il lui fallut

un instant pour trouver ses mots. Puis ils affluèrent tous

à la fois, ils se bousculèrent, et il haleta, au bord de la

crise de nerfs:

 

" C'est ce truc, cette poupée à ma porte, les points

ont craqué et il avait un vrai oeil, vert, et une queue de

rat et il m'a sauté sur la tête de derrière le rideau et ...

 

les balles ne lui font rien, il les mange au petit déjeuner,

pas de chance, et en plus il est intelligent, et il grandit

et ...

 

- Qui grandit ? "

 

Le sentiment de frustration le poussa encore une fois

dangereusement à la limite de l'impolitesse.

 

" Mais lui, lui ! cria-t-il. Le petit monstre moitié poupée moitié serpent qui court comme un rat ! Il grandit !

 

- Le petit monstre moitié poupée moitié serpent qui

court comme un rat, répéta-t-elle en le couvrant d'un

regard suspicieux.

 

- Oui ! " s'écria-t-il, exaspéré.

 

Un choc sourd et mouillé contre la vitre. Le diablotin

poussa son cri strident à quelques centimètres de la tête

de Tommy qui hurla.

 

" Merde alors! " dit la jeune femme.

 

Le diablotin avait grandi, c'était incontestable, mais il

avait aussi changé de forme, et pris un aspect moins

humanoïde que sous son avatar précédent. Sa tête

s'était hideusement déformée en devenant beaucoup

plus large, ses yeux verts flamboyants s'étaient exorbités

sous des arcades sourcilières irrégulièrement proéminentes.

 

La serveuse desserra le frein à main.

 

" Délogez-le de la fenêtre.

 

- Je ne peux pas.

 

- Délogez-le de la fenêtre !

 

- Et comment, dites-le-moi? "

 

Le diablotin possédait encore des mains, dont les cinq

doigts palmés évoquaient des tentacules d'une pieuvre.

Il adhérait à la vitre au moyen des ventouses blanchâtres qu'il avait aux mains et aux pieds.

 

Tommy n'avait nullement l'intention de baisser la

vitre pour tenter de lui faire lâcher prise. Il n'en était

pas question.

 

La blonde passa en première. Elle écrasa l'accélérateur avec assez d'énergie pour propulser le van aux

confins de la galaxie en un clin d'oeil.

 

Le moteur protesta en hurlant plus fort que le

monstre, les pneus patinèrent furieusement sur

l'asphalte glissant, et la Ford ne gagna pas la galaxie ni

même le pâté d'immeubles voisin, mais demeura sur

place en soulevant des quatre roues de grandes gerbes

d'eau boueuse.

 

Le démon ouvrit une bouche béante. Il darda sa

langue noire et luisante. Ses dents noires claquèrent sur

la vitre.

 

Les pneus trouvèrent enfin un point d'appui, le van

bondit vers l'avant.

 

" Ne le laissez pas entrer, implora-t-elle.

 

- Pourquoi le ferais-je?

 

- Ne le laissez surtout pas.

 

- Vous me prenez pour un fou? "

 

A la vitesse d'une fusée, la Ford prit la route côtière

en direction du nord. L'accélération fut telle que

Tommy pensa aux astronautes dont le visage se

déforme durant le lancement de leur navette. La pluie

crépitait sur le pare-brise avec le bruit d'une mitraillette, mais rien ne décourageait le diablotin qui restait

collé à la vitre.

 

" Il essaie d'entrer, ditelle.

 

- Oui.

 

- Que veut-il?

 

- Moi, dit Tommy.

 

- Mais pourquoi?

 

- J'ai dû le vexer, j'ignore comment. "

 

Noire mouchetée de jaune, la chose pressait sur le

carreau un ventre uniformément jaune, d'un jaune malsain purulent. Une fente ouvrit de bas en haut la paroi

de l'abdomen, et un paquet de tubes glissa de ses

entrailles, frétillant de manière obscène. Ces tubes

étaient pourvus de bouches semblables à des ventouses

par lesquelles ils se fixèrent à la fenêtre.

 

La pénombre du van ne permettait pas de suivre en

détail ce qui se passait. Tommy vit que le verre

commençait à fumer.

 

" Aie aie aïe, soupira-t-il.

 

- Quoi?

 

- La vitre. Ce truc la brûle.

 

- La brûle ?

 

- La ronge, quoi !

 

- Quel truc?

 

- De l'acide. "

 

Freinant à peine, elle quitta l'avenue pour tourner

abruptement à droite vers l'entrée du club de loisirs de

Newport Beach. Le van pencha sévèrement à droite, la

force centrifuge projeta Tommy contre la portière, lui

pressa le visage sur la vitre que faisaient fumer les

entrailles frétillantes du démon.

 

"Où allez-vous?

 

- Club de loisirs, ditelle.

 

- Pour quoi faire?

 

- Camion ", ditelle.

 

Sur le parking elle vira sèchement à gauche, ce qui

écarta Tommy de la vitre en cours de dissolution.

 

A cette heure tardive, le parking était pratiquement

désert. Parmi les rares véhicules garés sur place figurait

un camion de livraison.

 

Elle mit le cap droit sur l'arrière du camion, et accéléra.

 

" Que faites-vous ? demanda-t-il.

 

- Je détache. "

 

Au tout dernier moment, elle évita le camion d'un

crochet à gauche. A pleine vitesse, le van passa si près

du poids lourd que son rétroviseur latéral s'arracha,

ainsi que la composition picturale élaborée qui recouvrait son aile. Des étincelles jaillirent du métal torturé;

le diablotin se trouvait écrasé entre la vitre du van et le

flanc du gros camion.

 

Le côté de la Ford était enfoncé, mais le diablotin

tenait bon, plus solide apparemment que la carrosserie

- jusqu'au moment où ses ventouses lâchèrent d'un seul

coup, dans un bruit caractéristique que Tommy entendit

par-dessus tous les autres. Le carreau explosa; sous

l'avalanche de verre brisé, il se dit avec terreur que le

démon s'abattait sur ses genoux; puis ils dépassèrent le

camion, et il comprit que le choc avait contraint

l'ennemi à lâcher prise.

 

On refait quelques passages pour écraser à fond la

maudite bestiole ? " proposa-t-elle, forçant sa voix pour

couvrir le souffle du vent par la vitre brisée.

 

Il se pencha vers elle.

 

" Surtout pas ! cria-t-il. Ça ne marchera pas. Il collera

au pneu et, cette fois, on ne pourra pas l'éjecter. Ensuite

il s'introduira dans le châssis, il se faufilera et trouvera

le moyen d'arriver jusqu'à nous.

 

- Alors tirons-nous d'ici en vitesse. "

 

Au bout de la petite route, en sortant du club de loisirs, elle tourna à droite dans l'avenue à une vitesse telle

que Tommy craignit l'accident, mais la manoeuvre se

passa bien. Elle conduisait pied au plancher avec moins

de respect pour la limitation de vitesse qu'elle n'en avait

montré plus tôt pour le port de la ceinture de sécurité.

 

Tommy appréhendait encore de voir le diablotin surgir de l'orage une fois de plus. Il ne se sentit en sécurité

qu'après avoir traversé Jamboree Road, quand ils entamèrent la descente vers le port de Newport.

 

La pluie qui entrait par la fenêtre sans carreau lui cinglait le visage. Cela ne le dérangeait pas. Il ne pouvait

pas être plus mouillé qu'il ne l'était déjà.

 

A cette vitesse, le sifflement et le mugissement du

vent permettaient à peine de s'entendre. Aucun des

deux ne fit l'effort d'engager une conversation.

 

Passé le pont sur l'arrière-baie, à plusieurs kilomètres

du parking où ils avaient laissé le démon, la blonde

réduisit enfin sa vitesse. La clameur du vent faiblit.

 

Elle contemplait Tommy comme jamais personne ne

l'avait fait, comme s'il avait la peau verte, semée de verrues, la tête semblable à une pastèque et qu'il venait de

sortir d'une soucoupe volante.

 

A la vérité, elle le regardait de la même façon que sa

mère la première fois qu'il lui avait fait part de son

intention d'écrire des romans policiers.

 

Il s'éclaircit nerveusement la gorge avant de dire:

" Vous êtes une fameuse conductrice. "

 

Contre toute attente, elle sourit.

 

" Vous pensez vraiment ce que vous dites?

 

- Absolument. Vous êtes incroyable.

 

- Merci. Vous n'êtes pas mal non plus.

 

- Moi?

 

- Il y a eu du sport avec la Corvette.

 

- Très drole.

 

- Vous avez fait un bon décollage, mais vous avez

perdu le contrôle en cours de vol.

 

- Navré pour votre van.

 

- Cela fait partie du territoire, ditelle, énigmatique.

- Je vous rembourserai les réparations.

 

- C'est délicat de votre part.

 

- Il faudrait s'arrêter et trouver quelque chose pour

boucher cette vitre.

 

- Vous ne deviez pas foncer à l'hôpital?

 

- En fait, je vais bien. Mais la pluie va abîmer votre

tissu de garniture.

 

- Bah ! ce n'est pas grave.

 

- Mais...

 

- Il est bleu.

 

- Pardon?

 

- Le tissu.

 

- Oui, il est bleu. Et alors?

 

- Je n'aime pas le bleu.

 

- Mais les dégâts...

 

- J'ai l'habitude.

 

- Ah bon?

 

- J'ai souvent des dégâts.

 

- Ah bon?

 

- Je mène une vie mouvementée.

 

- Ah bon?

 

- J'ai appris à m'en accommoder.

 

- Vous êtes une drôle de fille ", dit-il.

 

Elle eut un sourire radieux.

 

" Merci. "

 

Décidément elle le déconcertait.

 

"Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-il.

 

- Delivrance.

 

- Vraiment?

 

- Delivrance Payne. J'ai eu une naissance difficile, et

ma maman a un sens de l'humour très particulier. "

 

Il mit un moment à saisir.

 

" Ah ! fit-il.

 

- Mais on m'appelle simplement Del.

 

- Del. C'est joli.

 

- Et vous, quel est votre nom?

 

- Tuong Phan. (Il sursauta.) Enfin, je veux dire

Tommy.

 

- Tuong Tommy?

 

- Non, non, pas Tuong. Je m'appelle Tommy Phan.

 

- Vous êtes sûr?

 

- La plupart du temps.

 

- Vous êtes un drôle de type, ditelle d'un air ravi,

comme si elle lui retournait un compliment.

 

- Il y a vraiment beaucoup d'eau qui arrive par cette

fenêtre.

 

- Nous allons nous arrêter.

 

- Où avez-vous appris à conduire de cette façon,

Del ?

 

- C'est maman.

- Quelle mère vous avez!

 

- Elle est inénarrable. Elle fait des courses de stockcars.

 

- Pas la mienne, dit Tommy.

 

- Et de hors-bords. Et de motos. Tout ce qui a un

moteur, maman veut le faire courir. "

 

Del freina à un feu rouge. Ils restèrent silencieux un

instant. La pluie se déversait à torrents.

 

Ce fut elle qui rompit le silence.

 

" Alors, là-bas, au fait... C'était ça le petit monstre

moitié poupée moitié serpent qui court comme un

rat ? "

 

En chemin, Tommy raconta tout à Del, depuis sa

découverte sur le pas de sa porte jusqu'au moment où le

diablotin avait fait sauter le courant dans le bureau. Elle

l'écouta sans broncher. Rien ne laissait penser qu'elle

trouvait son histoire douteuse ou même particulièrement étonnante. Elle se contenta de hocher la tête de

temps à autre, alla jusqu'à dire: " Je comprends " à plusieurs reprises, et deux ou trois fois: " C'est logique ",

comme si les propos qu'il tenait n'étaient somme toute

pas plus incroyables que ceux du journal du soir à la

télévision.

 

Il interrompit le cours de son récit quand elle s'arrêta

devant un supermarché ouvert vingt-quatre heures sur

vingt-quatre. Elle semblait tenir à acheter de quoi nettoyer le van et boucher la fenêtre. Tommy se laissa

convaincre de l'accompagner et poussa le chariot.

 

Dans l'énorme magasin, les clients étaient si rares que

Tommy pouvait s'imaginer errer dans le décor de l'un

de ces films de science-fiction des années cinquante, où

seule une poignée de gens survit à un mystérieux cataclysme qui a éliminé toute population de la surface du

globe, mais épargné les immeubles et autres constructions humaines. Inondées de la lumière crue de tubes

fluorescents, les longues et larges allées apparaissaient

étrangement vides et silencieuses. On n'y entendait que

le bourdonnement bas, assez sinistre, des compresseurs

assurant la réfrigération des vitrines.

 

Del Payne arpentait à grands pas décidés ces espaces

un peu inquiétants. Tout de blanc vêtue sous son blouson de cuir noir ouvert, les cheveux blonds raides de

pluie rejetés derrière les oreilles, elle avait l'allure d'une

infirmière mâtinée de Hell's Angel, capable de prodiguer ses soins à un homme malade comme de botter le

postérieur d'un individu bien portant.

 

Elle choisit un sachet de grands sacs-poubelle, un

large rouleau adhésif d'emballage, quatre rouleaux de

papier essuietout, une boîte de lames de rasoir, un

mètre de couturière, un flacon de comprimés de vitamine C d'un gramme, un flacon de capsules de vitamine

E, et deux petites bouteilles de jus d'orange. Sur un étalage proposant déjà des décorations de Noël, elle

attrapa un chapeau pointu en flanelle rouge, orné d'un

pompon blanc et bordé de fausse fourrure blanche.

 

Comme ils passaient devant le rayon épicerie finetraiteur, elle s'arrêta en pointant du doigt une pile de

boîtes.

 

" Vous mangez du tofu? "

 

Tommy trouva la question si ésotérique qu'il ne sut

que répéter, ahuri:

 

" Du tofu ?

 

- Oui, du pâté de soja, quoi !

 

- Non, je n'aime pas le tofu.

 

-Pourquoi?

 

- Pourquoi, s'impatienta-t-il, parce que je suis asiatique? Je ne mange pas non plus avec des baguettes.

 

- Etes-vous toujours aussi sensible?

 

- Je ne suis pas sensible, dit-il, sur la défensive.

 

- Il ne m'était pas venu à l'esprit que vous étiez asiatique jusqu'à ce que vous en parliez, vous savez. "

 

Chose bizarre, il la crut. Il la connaissait à peine, mais

il savait déjà qu'elle était différente-il voulait bien

croire qu'elle venait seulement de remarquer ses yeux

bridés et la nuance cuivrée de sa peau.

 

" Excusez-moi, dit-il, contrarié.

 

- Je vous demandais si vous mangiez du tofu simplement parce que si vous le faites cinq fois par semaine ou

plus, vous n'aurez plus jamais à vous inquiéter du cancer de la prostate. C'est un préventif homéopathique. "

 

Il n'avait jamais rencontré personne qui ait une

conversation aussi imprévisible que celle de Del Payne.

 

" Je ne m'inquiète pas du cancer de la prostate, dit-il.

 

- Vous devriez, je vous assure. C'est la troisième

cause de mortalité chez l'homme. Ou peut-être la quatrième. En tout cas, il vient juste derrière les maladies

de coeur et les bagarres à coups de canettes de bière.

 

- Je n'ai que trente ans. Les hommes n'ont pas de

cancer de la prostate avant la cinquantaine ou la soixantaine.

 

- Et un jour, à quarante-neuf ans, vous vous réveillerez le matin avec une prostate de la taille d'un ballon de

basket. Vous vous apercevrez à cette occasion que vous

êtes une anomalie du point de vue statistique, mais il

sera trop tard. "

 

Elle empoigna un carton de tofu dans la glacière et le

plaça d'autorité dans le chariot.

 

" Je n'en veux pas, dit Tommy.

 

- Ne faites pas l'idiot. On n'est jamais trop jeune

pour commencer à se préoccuper de sa santé. "

 

Pour empêcher Tommy de remettre la marchandise

dans la glacière, elle s'empara du chariot qu'elle se mit à

pousser dans l'allée. Il fut contraint de la suivre.

 

Pressant le pas derrière elle, il lança:

 

" Qu'est-ce que cela peut vous faire que je me réveille

dans vingt ans d'ici avec une prostate grosse comme un

ballon de football ?

 

- Nous sommes des êtres humains, vous et moi, non ?

Quelle personne serais-je si je me moquais de ce qui

vous arrive?

 

- Mais vous ne me connaissez pas.

 

- Si, si, je vous connais. Vous êtes Tuong Tommy.

 

- Tommy Phan.

 

- C'est ça. "

 

A la caisse, Tommy insista pour payer.

 

" Après tout, c'est ma faute si vous avez une vitre cassée et ce beau gâchis avec le van.

 

- D'accord, acquiesça-t-elle comme il sortait son portefeuille, mais ce n'est pas parce que vous payez le rouleau adhésif et le papier essuietout que je me sentirai

obligée de coucher avec vous. "

 

Chip Nguyen aurait trouvé sur-le-champ une réplique

enjouée et spirituelle qui aurait charmé la jeune femme,

parce qu'à son extraordinaire habileté de détective

privé, il joignait le don de la repartie romantique.

Tommy, lui, posa sur Del un oeil benêt, papillotant, se

tortura la cervelle et ne trouva rien à répondre.

 

Évidemment, s'il avait pu passer une heure ou deux

derrière son écran à polir un dialogue étincelant, il

aurait concocté une réplique qui aurait fait crier grâce à

Miss Delivrance Payne...

 

" Vous rougissez, constata-t-elle, amusée.

 

- Moi? Non, je ne rougis pas.

 

- Si, si, vous rougissez.

 

- Mais non, pas du tout. "

 

Del prit à partie la caissière, une Hispano-Américaine

d'âge mûr qui portait à la gorge une minuscule croix en

or au bout d'une chaine.

 

"D'après vous, il rougit ou pas?

 

- Il rougit, pouffa la caissière.

 

- Bien sûr qu'il rougit! dit Del.

 

- Il est mignon quand il rougit, observa la caissière.

 

- Je parie qu'il le sait, poursuivit malicieusement

Del, ravie de cette observation, et qu'il s'en sert pour

séduire. Il doit pouvoir rougir quand il le veut, comme

les très bons acteurs savent pleurer à la demande. "

 

La caissière gloussa encore de plaisir.

 

Avec un long soupir de souffrance, Tommy parcourut

du regard le magasin presque désert. Par chance, aucun

client ne se trouvait assez près pour entendre. Il était

cramoisi au point d'avoir l'impression que ses oreilles

brûlaient.

 

La caissière passait le pot de tofu sur le lecteur de

code-barres. Del commenta:

 

" Il se tracasse pour le cancer de la prostate. "

 

Mortifié, Tommy protesta:

 

" Non, ce n'est pas vrai.

 

- Si, si, vous me l'avez dit.

 

- Non, absolument pas.

 

- Et il ne veut pas m'écouter, il refuse de croire que

le tofu peut prévenir ce cancer ", expliqua Del à la caissière.

 

Celle-ci faisait le total de leurs achats. Cessant son

petit rire perlé, elle considéra Tommy d'un oeil sévère,

et lui dit d'une voix de matrone, comme si elle s'adressait à un enfant:

 

" Écoutez, vous feriez mieux de le croire, parce que

c'est vrai. Les Japonais en mangent tous les jours et ils

n'ont presque jamais de cancer de la prostate.

 

- Vous voyez ", souligna Del en se rengorgeant.

 

Tommy secoua la tête d'un air mécontent.

 

" Vous faites quoi après votre service au restaurant,

directrice de clinique?

 

- Ce n'est pas la peine de diriger une clinique pour le

savoir !

 

- Nous vendons beaucoup de tofu aux clients japonais et aussi coréens, dit la caissière qui prit le billet que

Tommy lui tendait. Mais vous ne devez pas être japonais.

 

- Je suis américain.

 

- D'origine vietnamienne, peut-être?

 

- Américain, s'obstina Tommy.

 

- Beaucoup d'Américains d'origine vietnamienne

prennent aussi du tofu, affirma la caissière en rendant la

monnaie, mais pas autant que nos clients japonais.

 

- Il va finir avec une prostate grosse comme un ballon de basket, conclut Del avec une grimace loufoque.

 

- Écoutez la demoiselle, prenez soin de votre santé,

jeune homme ", enjoignit la caissière à Tommy.

 

Il empocha la monnaie, empoigna les deux sacs en

plastique contenant leurs achats. Il avait terriblement

hâte de quitter ce magasin.

 

" Et n'oubliez pas, écoutez la demoiselle ", répéta la

caissière sur le même ton de maîtresse d'école.

 

Au-dehors, la pluie glacée rafraîchit les joues cuisantes de Tommy. Il pensa au petit démon qui rôdait

quelque part dans la nuit, et qui n'était d'ailleurs plus si

petit. Il l'avait complètement oublié pendant les quelques minutes qu'avaient duré leurs emplettes. De toutes

les personnes qu'il connaissait, Del Payne était bien la

seule qui puisse lui faire oublier, même brièvement, que

moins d'une demi-heure auparavant il était en butte aux

attaques d'un être monstrueux d'ordre surnaturel.

 

" Vous êtes un peu dingue, non ? demanda-t-il

comme ils se dirigeaient vers le van.

 

- Pas à ma connaissance, répondit-elle gaiement.

 

- Vous n'avez pas oublié, pourtant, que ce truc est là

quelque part?

 

- Vous parlez du petit monstre moitié poupée moitié

serpent qui court comme un rat?

 

- De quel autre monstre pourrais-je parler, selon

vous ?

 

- Je ne sais pas, moi, le monde est rempli d'étrangetés.

 

Pardon ?

Vous ne regardez pas Aux frontières du réel?

Il n'est pas très loin, vous savez, et il me cherche.

 

- Il est fort probable qu'il me cherche aussi, vous ne

croyez pas? J'ai dû le vexer.

 

- Ma foi, c'est bien possible. Alors dites-moi par

quelle aberration vous pouvez discourir sur ma prostate,

quand nous avons à nos trousses un démon sorti de

l'Enfer? "

 

Ce n'est qu'une fois assise derrière le volant qu'elle

lui répondit:

 

" Les problèmes que nous rencontrons ne changent

rien au fait que le tofu est bon pour vous.

 

- Vous êtes vraiment dingue.

 

- Et vous, vous êtes si posé, si sérieux, si strict. Comment résister à l'envie de vous titiller un peu?

 

- Me titiller?

 

- Vous êtes inénarrable ! "

 

Ils se remirent en route. Il contempla d'un air malheureux les sacs de plastique posés entre ses jambes.

 

" Dire que j'ai payé pour cette saleté de tofu! Je

n'arrive pas à le croire.

 

- Vous aimerez ça, vous verrez. "

 

Quelques rues plus loin, dans un quartier d'ateliers et

d'entrepôts, Del se gara sous un autopont, à l'abri de la

pluie.

 

" Prenez les trucs que nous avons achetés, ditelle.

 

- On se sent drôlement seul, ici.

 

- On se sent seul presque partout dans le monde.

 

- Je me demande si l'endroit est sûr.

 

- Aucun endroit n'est sûr aussi longtemps qu'on ne

le veut pas, répondit-elle sur le mode énigmatique

qu'elle paraissait affectionner parfois.

 

- Qu'est-ce que cela signifie exactement?

 

- Qu'est-ce que cela ne signifie pas, plutôt?

 

- Vous me faites encore marcher.

 

- Je ne vois pas ce que vous voulez dire. "

 

Elle ne riait plus, à présent. L'humeur fantasque qui

avait présidé au supplice du tofu avait disparu.

 

Laissant le moteur tourner, elle vint ouvrir les portes

arrière de la Ford - qui n'était pas un véhicule de loisir,

mais une camionnette de livraison comme en utilisent

couramment les fleuristes et autres petits commerçants.

Puis elle prit les sacs des mains de Tommy et en vida le

contenu sur le plancher.

 

Debout près d'elle, Tommy la regardait en frissonnant. Il était toujours aussi trempé et, à cette heure

proche de minuit, la température avait tendance à baisser.

 

" Je vais colmater la fenêtre, ditelle. Pendant ce

temps, épongez le siège au maximum avec les rouleaux

de papier et enlevez les morceaux de verre. "

 

Parce qu'elle ne comportait ni habitations ni

commerces susceptibles de générer de la circulation,

cette rue semblait bien être un autre décor d'un monde

dépeuplé d'après l'Apocalypse, pour le même film de

science-fiction qu'évoquait Tommy au supermarché. Le

roulement qui leur parvenait d'en haut était celui des

camions empruntant l'autoroute; mais comme on ne

pouvait pas les voir, il était facile d'imaginer que la

source du bruit provenait de quelque machinerie colossale de nature extraterrestre perpétrant un holocauste

méticuleusement planifié.

 

Étant donné la fertilité de son imagination, il devrait

peut-être s'essayer à un genre de fiction plus pittoresque que les histoires policières.

 

A l'arriere du van était posé un carton rempli de

boîtes de biscuits pour chiens.

 

"J'ai fait les courses pour Scootie cet après-midi,

expliqua Del en vidant le carton.

 

- C'est votre chien?

 

- Oh ! pas seulement mon chien, le chien par excellence, le représentant de la gent canine le plus génial de

la planète, sans aucun doute dans sa dernière incarnation avant le Nirvana. C'est lui, c'est mon Scootie. "

 

Avec son mètre de couturière, elle prit les dimensions

de la vitre, puis se servit d'une lame de rasoir pour

découper dans le carton un rectangle à la mesure

exacte. Elle glissa le morceau de carton dans l'un des

sacs-poubelle qu'elle replia soigneusement tout autour

et fixa à l'aide du ruban adhésif résistant à l'eau. Le

même adhésif arrima le rectangle, intérieurement et

extérieurement, au cadre vide de la fenêtre.

 

Tandis qu'elle menait à bien ce travail, Tommy

s'employait à éponger la garniture du siège qu'il débarrassa des débris de verre. Il en profita pour lui raconter

la suite de l'aventure entre le moment où le diablotin

avait provoqué le court-circuit et celui où il avait jailli

de la Corvette en flammes.

 

" Il était plus gros? demanda-t-elle. Beaucoup plus

gros ?

 

- Le double de sa taille d'origine. Et assez différent.

Vous l'avez aperçu à la vitre du van... Il était beaucoup

plus étrange que sous sa première forme, quand il a

émergé de la poupée. "

 

Pas un seul véhicule ne passa sur le pont pendant

qu'ils travaillaient. Leur isolement inquiétait Tommy de

plus en plus. Il lançait de fréquents regards à l'extrémité

de la dalle de béton, là où la pluie continuait de tomber

à verse. Un rideau de pluie qui isolait un peu plus cet

endroit où ils avaient trouvé refuge. Il s'attendait à voir

les yeux du démon, un démon devenu de plus en plus

grand et étrange, flamboyer dangereusement à travers

l'orage.

 

" Et c'est quoi, ce démon? demanda Del.

 

- Je ne sais pas.

 

- D'où vient-il, d'après vous?

 

- Je ne sais pas.

 

- Que veut-il?

 

- Me tuer.

 

- Pour quelle raison?

 

- Je ne sais pas.

 

- Ca fait beaucoup de choses que vous ne savez pas.

 

- Je sais.

 

- Que faites-vous dans la vie, Tuong Tommy? "

 

Ignorant son ton moqueur, il répondit:

 

" J'écris des histoires de détective. "

 

Elle rit.

 

"Et vous n'arrivez pas à mener cette enquête-ci?

Comment cela se fait-il?

 

- Cette fois, c'est la vie réelle.

 

- Non.

 

- Que dites-vous?

 

- Cela n'existe pas, ditelle avec toutes les apparences du sérieux.

 

- La vie réelle n'existe pas?

 

- La réalité, c'est la perception. La perception

change, donc la réalité est fluide. Si parréalité vous

entendez objets tangibles et événements immuables,

cela n'existe pas. "

 

Tommy avait utilisé deux rouleaux de papier essuietout pour nettoyer le siège et l'espace alentour.

Lorsqu'il eut fini, il fit un petit tas du papier détrempé

contre le mur.

 

" Etes-vous une adepte du New Age ou je ne sais

quoi, du genre à canaliser l'énergie ou à se guérir avec

des cristaux?

 

- Non, j'ai simplement dit que la réalité est la perception.

 

- Cela ressemble au discours du New Age.

 

- Eh non, ce n'est pas cela. Je vous expliquerai un

jour où nous aurons le temps.

 

- Et, en attendant, je vais me morfondre dans la

désolation de mon ignorance.

 

- Le sarcasme ne vous va pas.

 

- Avez-vous bientôt fini avec la vitre? Je meurs de

froid. "

 

Del recula pour juger de son travail, le rouleau adhésif dans une main, la lame de rasoir dans l'autre.

 

" Cela suffira à vous isoler de la pluie, estima-t-elle

mais ce n'est pas le comble de l'esthétique en matière

d'accessoires pour véhicules motorisés. "

 

Dans la maigre lumière, Tommy ne distinguait

qu'imparfaitement la fresque d'inspiration Art déco, il

voyait néanmoins qu'une portion non négligeable de

ladite fresque avait été arrachée.

 

" Je suis désolé pour cette peinture. Elle était spectaculaire, et avait dû vous coûter fort cher.

 

- Bah ! ce n'est qu'un peu de peinture et pas mal de

temps. Je songeais à la refaire, de toute façon.

 

- Comment ? C'est vous qui avez fait cette peinture ?

 

- Je suis une artiste, ditelle.

 

- Je croyais que vous étiez serveuse.

 

- Serveuse, c'est ce que je fais. Artiste, ce que je suis.

 

- Je comprends.

 

- Vraiment, vous comprenez?

 

- Je suis un type sensible, c'est vous qui l'avez dit

tout à l'heure. "

 

Au-dessus de leurs têtes, sur l'autoroute, les freins

d'un gros camion firent entendre un crissement affreux,

cri de quelque monstre écailleux dans les marais du

Jurassique.

 

Cela rappela à Tommy la présence du démon. Il jeta

autour de lui des regards nerveux, mais ne vit aucun

monstre approcher, de grande ni de petite taille.

 

Del lui tendait l'une des deux bouteilles de jus

d'orange. Elle ouvrit l'autre pour elle.

 

Il avait les dents qui claquaient. Plutôt qu'une rasade

froide de jus d'orange, il aurait préféré un café bien

chaud.

 

" On n'a pas de café ", ditelle.

 

Il sursauta. Avait-elle lu dans sa pensée?

 

" C'est que... je ne veux pas de jus d'orange, Del.

 

- Si, si, il le faut. "

 

Des deux petits flacons, elle compta dix comprimés à

un gramme de vitamine C et quatre gélules de vitamine

E, en préleva la moitié pour elle et offrit le reste à

Tommy.

 

" Après toutes ces émotions et ce stress, expliqua-telle, notre organisme est submergé de radicaux libres

très dangereux. Ce sont des molécules d'oxygène

incomplètes, par dizaines de milliers, qui ricochent sur

toutes les cellules qu'elles rencontrent, en les endommageant. Il vous faut des antioxydants, au minimum des

vitamines C et E, pour maîtriser ces radicaux libres et

les désarmer. "

 

Même si Tommy ne se préoccupait guère de diététique ni de thérapie par les vitamines, il se rappelait

avoir lu quelque chose sur les molécules de radicaux

libres et les antioxydants. La théorie semblait avoir

quelque fondement médical, aussi avala-t-il les pilules

avec le jus d'orange sans discuter.

 

D'ailleurs il avait froid et il se sentait las. Se disputer

avec Del représentait une perte d'énergie considérable,

et inutile. Elle était infatigable, après tout, alors qu'il

était tout bonnement épuisé.

 

"Vous voulez le tofu maintenant?

 

- Non, pas maintenant.

 

- Un peu plus tard, peut-être, avec une tranche

d'ananas, des cerises au marasquin et quelques noisettes ?

 

- Heu... oui, cela me paraît parfait.

 

- Ou alors simplement saupoudré de noix de coco

râpée.

 

- Comme vous voudrez. "

 

Del prit le chapeau rouge de père Noël à la bordure

et au pompon blancs qu'elle avait trouvé au supermarché.

 

" C'est pour quoi faire? demanda Tommy.

 

- C'est un chapeau.

 

- Oui, mais il va vous servir à quoi ? insista-t-il, pensant à l'usage spécifique qu'elle avait fait de toutes leurs

emplettes.

 

- A quoi? A me couvrir la tête, ditelle sur le ton

qu'on emploie pour un simple d'esprit. Les chapeaux

vous servent à quoi, à vous?"

 

Elle se coiffa du bonnet. Le poids du pompon fit tomber la pointe d'un côté.

 

" Vous avez l'air ridicule.

 

- Moi, je trouve ça mignon. Je me sens bien avec, j'ai

l'impression d'être en vacances. "

 

Elle ferma la porte arrière du van.

 

" Vous voyez régulièrement un thérapeute ?

s'enquit-il.

 

- Je suis sortie avec un dentiste une fois, mais jamais

avec un thérapeute. "

 

Elle démarra et mit le chauffage en route.

 

Tommy plaça ses mains tremblantes devant les ventilateurs, savourant l'air chaud. Maintenant que la fenêtre

était réparée il allait pouvoir se sécher et se réchauffer.

 

"Alors, détective Phan, comment comptez-vous

débuter votre enquête?

 

- Juste avant de démolir la Corvette, j'avais décidé

d'aller voir mon frère Gi. Pouvez-vous me déposer chez

lui?

 

- Vous déposer? s'étonna-t-elle.

 

- C'est le dernier service que je vous demanderai.

 

- Vous déposer - et puis quoi ? Rentrer à la maison

et m'asseoir pour attendre que le petit monstre moitié

poupée moitié serpent qui court comme un rat vienne

m'arracher le foie et le mange comme dessert?

 

- Écoutez, j'y ai réfléchi et...

 

- Cela ne prouve rien.

 

- ... et je ne crois pas que vous risquiez quelque chose

de sa part...

 

- Vous ne croyez pas?

 

- ... parce que, selon le message qu'il a apparemment

tapé sur mon ordinateur, la dernière limite est l'aurore.

 

- Ah bon ? Et en quoi est-ce censé me rassurer, au

juste ?

 

- Il a jusqu'à l'aurore pour m'attraper - et moi, j'ai

un sursis jusqu'à l'aurore pour tenter de rester en vie.

Après quoi le jeu prend fin.

 

- Le jeu?

 

- Le jeu, la menace, comme on veut. "

 

Il loucha vers le rideau argenté de pluie qui marquait

les limites de la dalle de béton.

 

" Si on s'en allait, Del ? Cela me rend nerveux de rester ici aussi longtemps. "

 

Del desserra le frein à main, enclencha la vitesse.

Mais elle ne lâcha pas encore la pédale du frein.

 

" Dites-moi ce que vous entendez par jeu, Tommy.

 

- La personne qui a fabriqué la poupée a obéi à des

règles, nécessaires peut-être pour les besoins de la

magie.

 

- De la magie ? "

 

Il verrouilla sa portière.

 

" Magie, sorcellerie, vaudou, que sais-je... Quoi qu'il

en soit, si je réussis à atteindre l'aurore, je suis peut-être

sauvé. "

 

Il tendit la main en passant devant Del et verrouilla

aussi sa portière.

 

" Cet être... ne va pas s'en prendre à vous s'il a été

envoyé pour me tuer et n'a qu'un temps limité pour

remplir sa mission. L'horloge tourne pour moi, c'est

vrai, mais elle tourne aussi pour l'assassin. "

 

Del hocha pensivement la tête.

 

" C'est un raisonnement parfaitement logique, ditelle l'air convaincu, comme s'ils débattaient des lois de

la thermodynamique.

 

- Non c'est totalement dément. Nous sommes

embarquës dans une situation complètement folle, mais

qui a sa logique. "

 

Elle tambourinait des doigts sur le volant.

 

" Vous n'avez oublié qu'une seule chose, Tommy. "

 

Il se rembrunit.

 

" Laquelle ?

 

- Il est minuit passé de sept minutes, ditelle en

consultant sa montre.

 

- J'espérais qu'il était plus tard. Cela fait encore

beaucoup de temps à tenir avant de passer la ligne

d'arrivée. "

 

Par-dessus son épaule, il regarda la porte arrière du

van, qui n'était pas verrouillée.

 

" L'aurore, ce n'est pas avant... cinq heures et demie,

six heures au plus, observa Del.

 

- Eh bien ?

 

- Au train où vont les choses, Tommy, ce monstre

rampant vous attrapera vers une heure, il vous décollera

la tête, et aura encore entre les mains quatre ou cinq

heures à perdre... à condition qu'il ait des mains, bien

entendu. Ensuite il s'en prendra à moi. "

 

Il secoua la tête.

 

" Non non, je ne le crois pas.

 

- Moi, je le crois.

 

- Il ne sait pas qui vous êtes, dit-il patiemment. Comment vous retrouverait-il?

 

- Il n'aura pas à louer les services de votre idiot de

détective ! "

 

Il tressaillit. Elle avait employé les mots de sa mère

et il ne voulait pas que cette femme ni n'importe quelle

femme, lui rappelle quelque chose de sa mère.

 

" Ne le traitez pas d'idiot, dit-il.

 

- Ce satané truc me poursuivra de la même façon

qu'il vous poursuit à cette minute même.

 

- Et de quelle façon? "

 

Elle pencha la tête tout en réfléchissant, et le pompon

blanc mousseux oscilla sous le nez de Tommy.

 

" De quelle façon ? Par télépathie, en empruntant le

canal de vos émanations psychiques. Il se peut aussi que

nous ayons tous une âme qui émette un son... ou alors

un rayonnement, visible dans un spectre que les

humains ordinaires ne peuvent percevoir un rayonnement aussi unique qu'une empreinte digitale... C'est

sans doute de cette façon-là qu'il peut vous localiser.

 

- Bon, admettons qu'il puisse quelque chose de ce

genre s'il est une entité surnaturelle...

 

- Comment, s'il est une entité surnaturelle ? Et que

serait-il d'autre9 selon vous? Tommy ? Un robot à forme

variable qu'envoie votre organisme de crédit pour vous

punir d'avoir dépassé la date de paiement?"

 

Tommy soupira.

 

" Se peut-il que je sois fou? de plus livré aux bons

soins d'une institution sympathique, et que tout cela ne

soit qu'une vue de mon esprit?"

 

Del se décida enfin à repartir. La pluie s'abattit à

grosses gouttes sur le van dès qu'ils quittèrent leur abri

de béton.

 

" Je vais t'emmener voir ton frère, ditelle. mais pas

question que je te dépose et puis c'est tout. Nous

sommes sur le même bateau, monsieur tofu... en tout

cas jusqu'à l'aurore. "

 

Le Fournil saïgonnais du Nouveau Monde avait son

siège à Garden Grove, dans un vaste bâtiment industriel

entouré d'une surface de parking goudronnée. Simplement peint en blanc avec le nom de l'entreprise en capitales de couleur pêche, il avait un aspect sévère

qu'adoucissaient un peu les deux ficus et la paire d'azalées encadrant l'entrée des bureaux, en façade. Qui

n'aurait pas lu l'enseigne pouvait prêter à l'entreprise

une tout autre fonction, moulage de plastiques, assemblage électronique ou fabrication de luminaires.

 

Sur les instructions de Tommy, Del contourna

l'immeuble. A cette heure tardive, les portes de façade

étant fermées, il fallait entrer par l'arrière, par les cuisines.

 

Il y avait beaucoup de voitures sur le parking de derrière, celles des employés, sans compter une quarantaine de camions de livraison de bonne taille.

 

" Et moi qui m'imaginais une petite boutique d'artisans..., s'étonna Del.

 

- Oh ! c'était ainsi il y a vingt ans. Ils ont en plus

deux boutiques de détail, mais d'ici ils approvisionnent

en pain et pâtisserie une foule de magasins et de restaurants, pas seulement vietnamiens, dans tout le comté

d'Orange et jusqu'à Los Angeles.

 

- C'est un petit empire, ditelle en se garant.

 

- Et malgré l'extension de l'affaire, ils ont réussi à

maintenir la qualité - qui est la cause première de leur

succès.

 

- On dirait que tu es fier d'eux.

 

- Je le suis.

 

- Alors pourquoi n'es-tu pas dans l'affaire?

 

- Je ne pouvais pas respirer.

 

- La chaleur des fours, peut-être?

 

- Non.

 

- Une allergie à la farine? "

 

Il soupira.

 

" J'aurais préféré. Cela aurait facilité mon choix de ne

pas participer. Non, le problème, c'était... La tradition.

Beaucoup trop de tradition.

 

- Tu voulais essayer une approche radicalement nouvelle de la cuisson? "